Jeff Nichols – « The Bikeriders »

Voilà maintenant huit ans que l’on attendait le retour de Jeff Nichols. Depuis Loving, en 2016, aucun de ses scénarios n’avait pu voir le jour, la faute à un système de production américain de plus en plus étroit et affaibli par le monopole de Disney. Alors qu’il était prêt à réaliser le remake de Futur immédiat, Los Angeles 1991 (Graham Baker, 1989) pour la Fox, le projet a été suspendu puis enterré lors du rachat de ce studio par la firme de Mickey Mouse. Rappelons ici que ce rachat de la Fox s’ajoute à celui de Pixar en 2006, de Marvel en 2009 et de Lucas Film en 2012, plaçant ainsi Disney au centre d’une industrie de moins en moins attirée par les productions originales. Nichols a ensuite écrit un script pour le spin-off de la saga Sans un bruit, qu’il devait lui-même tourner, mais il s’est finalement détaché de la production. Si ces différentes ébauches témoignaient de son désir de renouer avec la science-fiction après Midnight Special (2015), il est, semble-t-il, revenu à l’un de ses vieux rêves, porté en lui depuis plusieurs années : faire un film de motards se déroulant dans les années 1960. L’idée ne sort pas de nulle part puisqu’elle prit son origine dans un livre de photographies, The Bikeriders, qui donne donc son titre au long-métrage. Publié en 1968, l’ouvrage raconte la vie d’un gang de motards, The Chicago Outlaws Motorcycle Club, durant les années 1960, à travers des clichés et des entretiens réalisés par l’auteur de l’album, Danny Lyon. Interprété par Mike Faist, ce dernier est présent tout au long du film et donne la parole à la véritable narratrice du récit, Kathy, qui se rappelle de la destinée de ce groupe dont elle fit partie, au gré de ses différents échanges avec le photographe.

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Cette structure, qui repose sur une série d’allers-retours entre le temps de l’interview et celui du souvenir, signale une évolution dans la filmographie de Nichols, jusque-là uniquement constituée de narrations linéaires. Il engendre surtout un changement plus important, celui du rythme. Même lorsqu’il filmait les aventures adolescentes dans Mud (2013) ou la cavale d’une famille dans Midnight Special, le réalisateur conservait un tempo mesuré, presque contemplatif, volontiers ralenti par des plans de coupe sur la nature environnante. Or, ici, les multiples chansons du répertoire américain des années 1950-1960, qui surgissent fréquemment, contribuent à la création d’un rythme plus soutenu, en accord avec l’existence sanguine et vrombissante des personnages. Autre variation notable, celle de l’espace, puisque pour la première fois de sa carrière, Nichols ne situe pas l’une de ses œuvres dans le Sud qui l’a vu naitre, qu’il s’agisse de l’Arkansas dans ses deux premiers films, du Mississippi dans Mud, de différents Etats dans Midnight Special ou encore de la Virginie dans Loving. Fidèle au livre de Lyon, il délaisse son territoire d’origine et situe son histoire plus au Nord, dans le Midwest, ici circonscrit à la région de Chicago. Ce déplacement géographique s’inscrit pour autant dans la cohérence d’une œuvre qui s’est toujours appliquée à dresser en arrière-plan le portrait de ces espaces perdus de l’Amérique, constitué de motels et d’artères périphériques, dans la tradition de l’Americana. Ici encore, aucune grande ville mais seulement une zone incertaine, constituée de modestes morceaux d’urbanité et de routes de campagne, avec laquelle les individus doivent composer leur existence. Pour autant, ces lieux ne sont pas montrés comme des endroits à fuir mais comme le cadre à l’intérieur duquel l’être doit construire son propre univers, en forme d’alternative à un monde extérieur déplaisant. Car, chez Nichols, on ne cherche jamais à atteindre le rêve américain – cette promesse de réussite sociale – mais seulement à perpétuer, avec obstination, le mode de vie singulier que l’on a choisi, une façon d’être particulière, à l’écart de la société, qui est bien souvent associée à un territoire précis auxquels les êtres sont attachés – la vie sur le fleuve dans Mud et la campagne de Virginie dans Loving en sont les parfaits exemples. Et c’est cette quête, en apparence simple, qui est toujours mise à mal, formant le drame des protagonistes et, par conséquent, celui du récit.

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Cet attrait de Nichols pour les personnages en marge, loin de la modernité, farouchement attachés à la vie qu’ils ont choisi, trouve son prolongement naturel dans la figure des motards qui sont les héros de son dernier opus. L’histoire s’articule donc autour de cette bande d’hommes bagarreurs, réunis par le désir de vivre en toute liberté et de faire partie d’une communauté. On retrouve l’importance de la famille et de sa survie, thème prépondérant chez le cinéaste puisqu’elle est au centre de tous ses longs-métrages, mais qui se décline ici sous une forme nouvelle en s’écartant initialement du schéma nucléaire traditionnel. À l’intérieur de ce groupe se dégage trois figures centrales, tous les trois interprétés de manière remarquable : Johnny, joué par un excellent Tom Hardy, Benny, sous les traits du magnétique Austin Butler, et Kathy, campée par une saisissante Jodie Comer, aussi bien par son phrasé singulier que par les émotions qui se dessinent légèrement sur son visage. Le premier est le fondateur et leader du groupe, soucieux de préserver son collectif, notamment face à l’arrivée de la nouvelle génération, tandis que le second apparaît comme l’électron libre, celui qui n’en fait qu’à sa tête et qui ne peut rester assigné à une position. La troisième n’évolue dans le clan que parce qu’elle est la petite amie de Benny, statut à part qui lui donne une distance critique à partir de laquelle se déploie le récit. Et c’est sans doute ici que se niche l’écueil rencontré par Nichols. Pour la première fois de sa carrière, celui-ci filme des personnages avec lesquels il n’adhère pas complètement. Or, le père de Take Shelter a toujours été un cinéaste de la croyance, non pas au sens religieux, mais selon l’idée qu’il fallait s’abandonner aux obsessions poursuivies par ses héros. Ce qui a toujours été fascinant chez lui, c’est cette capacité à embrasser, sans jamais faillir, les visions de ses personnages, jusqu’à ce qu’elles parviennent à une forme d’achèvement. Pour se déployer pleinement, ce cinéma doit se ranger du côté de ses protagonistes et non pas à côté d’eux, Or, ici, par cette narration émise depuis le point de vue critique de Kathy, le réalisateur se maintient toujours à une certaine distance de ses êtres de fiction. Cela s’explique sans doute par la personnalité de ces hommes, porteurs en eux d’une violence qui a toujours été réprouvée par Nichols – que l’on se rappelle de Shotgun Stories où elle est présentée comme une source d’effroi pour Boy et comme un fléau qui décime les fratries avant que l’on parvienne à s’en débarrasser. Montrée dans cette filmographie comme un danger et comme l’apanage du monde extérieur, elle est ici constitutive de l’existence de ces motards, ce qui oblige le metteur en scène à conserver une position de recul par rapport à leur comportement. C’est ce pas de côté, cette rupture du pacte nicholsien qui affecte le film en laissant le spectateur dans un rapport distendu aux personnages, atténuant ainsi sa portée émotionnelle.

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Mais si l’émotion diminue par rapport au reste de sa filmographie, et notamment par rapport au sommet qu’était Loving, ce n’est pas le cas du plaisir que l’on éprouve devant le film, ce qui prouve que Nichols n’a rien perdu de son talent, à la fois de metteur en scène et de conteur. Au contraire, le réalisateur affiche une ambition de plus de plus en prononcée, qui se mesure par l’approfondissement de deux tendances déjà présentes dans son dernier long-métrage : l’ancrage dans le passé des Etats-Unis, et plus précisément dans une période qui fluctue autour des années 1960, et la volonté d’étirer le récit pour capter l’évolution d’une situation ou d’un groupe donné. Si son œuvre a toujours témoigné d’une certaine forme d’anachronisme, visible notamment à travers l’absence de technologies modernes comme les portables, remplacés par des talkies-walkies dans Mud, elle semble avoir trouvé dans cette période phare de l’histoire américaine – celle des droits civiques, de la contre-culture mais aussi du Vietnam, des assassinats politiques et, bientôt, de l’arrivée au pouvoir de Nixon – le cadre idéal pour son univers diégétique. Le choix de situer la narration sur plusieurs années, et de la rendre rétrospective, permet, quant à lui, de donner à The Bikeriders l’allure d’une fresque sur la vie d’une communauté et son impossible pérennité. La structure adoptée rappelle en cela Alice’s restaurant (Arthur Penn, 1969) qui racontait l’effondrement du rêve hippie, à travers l’échec d’une vie collective dans une chapelle transformée en un espace alternatif. On retrouve d’ailleurs dans les deux cas une même scène d’enterrement d’un des membres de l’équipe en forme de tournant, puisqu’elles marquent le début du désenchantement. Surtout, l’écriture des deux films relègue les événements historiques à l’arrière-plan et montre que le rêve pourrit d’abord de l’intérieur, par l’impossibilité même de sa structure, vouée à ne pouvoir perdurer que sous la forme d’un fantasme. Ce qui explique la destruction d’un projet communautaire, pour ces deux auteurs, c’est avant tout la tension inhérente à l’histoire et à la culture américaine, entre le désir de construire une nouvelle société et un individualisme inaliénable, présentée comme la valeur suprême de cette nation – ce qui renvoie d’une certaine manière à deux symboles clefs de l’histoire de la conquête de l’Ouest, le convoi de pionniers et le cow-boy solitaire. Ici, cette opposition se cristallise autour de la figure de Johnny, le leader qui aspire à fédérer les siens, et de celle de Benny, individu insaisissable rétif à toute cellule sociale. Ce dernier est certainement le personnage le plus complexe puisqu’il résume en lui-même cette contradiction entre le besoin obsessionnel d’appartenir à une famille choisie – c’est tout le sens de la première scène où il révèle qu’il préfère mourir plutôt que d’enlever son blouson portant le nom de son gang – et une irrésistible soif de liberté, qui lui fait craindre que la vie collective ne se transforme en une prison à ciel ouvert.

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Et, sans doute, c’est à travers lui que l’on comprend mieux ce qui est au cœur de The Bikeriders car cette volonté de partir et de prendre la route, si ardemment désirée et répétée, ne semble jamais pouvoir s’incarner. En revenant aux décennies 60 et 70, Nichols fait revivre l’esprit du Nouvel Hollywood en nous montrant des individus orphelins d’une quête et d’un espace à atteindre. Comme l’écrivait Olivier Assayas, cité ensuite par Jean-Baptiste Thoret (1) dans son ouvrage sur cette période, « depuis les westerns de la fin des années cinquante, l’histoire du cinéma américain est marquée de façon indélébile par la quête d’un espace qui est pourtant par définition perdue (2). » Le film ne s’inscrit d’ailleurs même pas dans la forme du road-movie – ce genre qui succède au western et qui substitue au mouvement de la conquête celui de la désillusion – et Nichols, ce cinéaste paysagiste qui s’est distingué par sa capacité à filmer la nature, ne représente pas l’horizon aperçu par les motards. Car les Bikeriders ne prennent pas véritablement la route mais arpentent indéfiniment les mêmes artères environnantes. Vers le début du récit, Benny roule à toute vitesse et nargue les policiers en leur montrant qu’il peut leur échapper. Sorti de la ville, il avance sur une route déserte et on l’imagine alors s’en aller pour une traversée de l’espace américain. Mais le motard tombe en panne et attend patiemment l’arrivée des policiers. Il n’y a plus d’ailleurs à poursuivre, seulement un besoin de risque pour tromper l’ennui.

Que reste-t-il alors pour combler cette absence en forme de monotonie ? Le frisson d’une promesse, l’euphorie des commencements. Ou, pour le dire autrement, la pure sensation du démarrage, et la part d’espérance qu’elle suscite, sublimement mise en scène par Nichols dans l’une des premières scènes du film où Kathy rencontre Benny avant d’expliquer la fascination que l’on peut ressentir pour ce groupe et ce qui l’a conduit à y rester, en dépit de tout. Lors de ce moment magique, la jeune femme s’agrippe à son ami et ressent, pour la première fois, cette ivresse offerte par le mouvement. Elle aperçoit ensuite le ballet de motards qui se déploie dans la nuit et comprend alors, et nous avec, ce qui pousse ces êtres à dédier leur existence à la mécanique. Mais la joie offerte par ces envols n’est toujours qu’éphémère, ce qu’annonce la brièveté de cette scène inaugurale portée par la chanson Out in the streets, des Shangri-Las. Et, si cette musique ne refera surface, dans son entièreté, que lors du générique de fin, le chœur de voix féminines qui marque son commencement reviendra à plusieurs reprises durant le film, comme pour hanter les personnages du souvenir de cette sensation perdue. Car, mis à part une autre sortie pétaradante au son du I Feel Free de Cream, la scène originelle ne reviendra pas, conformément à la trajectoire d’un récit narrant la déchéance d’un groupe et la disparition de son idéal.

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Attention spoilers : la fin de cet article contient des révélations sur la fin du film

L’enjeu, pour le personnage de Benny, consiste alors à parvenir à renoncer à cette chimère pour un mode de vie plus durable, censé lui permettre d’atteindre le bonheur. À cet instant, Nichols délaisse la famille de substitution pour retourner à celle, plus traditionnelle, de ses opus précédents, retrouvant ainsi son attrait pour le couple. Il retourne alors sur un terrain qui lui est familier pour une conclusion dont il a le secret, tout en subtilité et en délicatesse. Ses œuvres se referment toujours par un regard, filmé par un champ-contrechamp. C’est toute la beauté de la fin de Take Shelter où les visions de Curtis sont enfin partagées par sa femme, Samantha, ce qui permet aux deux époux de se tourner l’un vers l’autre et de manifester, selon Nichols lui-même, « un sentiment de compréhension mutuelle sur les visages » (2). Car, chez lui, la meilleure manière d’exprimer un lien entre deux personnes, c’est de montrer qu’ils voient la même chose. C’est ce que l’on retrouve dans l’épilogue de Mud où le héros qui donne son titre au film ressent la même émotion que son mentor Blankenship face à l’horizon du fleuve qui se déploie devant eux. Comme le remarque Raphael Sergeant, cette scène finale renvoie à l’ouverture du récit, où ce sont cette fois les deux adolescents qui aperçoivent la magnificence du Mississippi, ce qui marque le lien entre les quatre personnages :

« L’usage de cette technique du champ-contrechamp est particulièrement signifiante puisqu’elle est employée en ouverture et en conclusion du film : un plan d’Ellis et de Neckbone au regard émerveillé suivi d’un plan offrant la vision spectaculaire du fleuve ; un plan de Mud et Blankeship le regard également fasciné, auquel succède celui dévoilant l’embouchure majestueuse du fleuve. La répétition du même procédé indique l’écho que forment les deux séquences et associe les deux binômes, indiquant que brille en eux la même flamme, celle de l’enfance. (3)»

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À l’inverse, dans Midnight Special, le regard final du père, soutenu par sa croyance, se heurte à l’absence de contrechamp et donc à l’absence de réponse, suite à la disparition de son fils. Cette quête d’un accord par les yeux trouve cependant une résolution dans l’épilogue harmonieux de Loving où les deux époux échangent un regard plein de confiance, avant un dernier plan d’ensemble sur la construction du foyer. On retrouve ici une conclusion similaire entre Kathy et Benny, également filmé par un champ-contrechamp. Depuis l’intérieur de la maison, la jeune femme observe son mari assis dans le jardin. Celui-ci entend le son de motos passant au loin et oriente son visage vers le hors-champ, comme s’il cherchait à apercevoir ces véhicules. Résonne alors les chœurs féminins d‘Out in the streets qui marque le rappel de son passé, source d’une possible nostalgie, voire d’une tentation de retour. Mais le jeune homme tourne la tête et sourit, lançant ainsi le contrechamp vers le visage radieux de Kathy. Comme dans le film précédent, le regard entre les deux époux est enfin partagé, signe de leur accord retrouvé. Finalement, ce leitmotiv musical ne désignait donc pas l’appel de la route mais la promesse d’un sentiment autrement plus ample, susceptible de se suffire à lui-même. La chanson des Shangri-Las peut alors redémarrer.

1) Jean-Baptiste THORET, Le cinéma américain des années 70, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 2006.

2) Olivier ASSAYAS, « La ligne de fuite perdue », Les Cahiers du cinéma, n°337, juin 1982, p. 30.

3) Interview de Jeff Nichols dans Michel CIMENT, Une renaissance américaine, Paris, Nouveau Monde, 2014, p. 307.

4) Raphaël SERGEANT, « L’enfant et les sortilèges », Positif, n°663, Mai 2016, p. 29.

 

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