Il y a 25 ans, un vaste quiproquo artistique eut raison de la condamnation d’un grand film. Sévèrement méprisé par la critique, violemment rejeté par les spectateurs, Showgirls (Paul Verhoeven, 1995) s’est fait une place d’honneur parmi les chefs d’œuvre incompris de l’histoire du cinéma. Œuvre-martyre jetée en pâture pour sa supposée médiocrité, sacrée du tant prestigieux qu’infamant prix du « pire film de la décennie » par les Razzie Awards en 2000, il lui a fallu un temps pour relever la tête et sortir triomphante de ce détour dans la tourmente critique, pour finalement atteindre le statut de film culte.

© UFO Distribution

C’est cet étrange parcours que Jeffrey Mchale entreprend de retracer dans un documentaire en trois actes, mêlant interviews, archives et extraits de films. Trois actes pour exposer consciencieusement, sans dissimuler totalement la tendresse de son regard, le mystère qui entoure la réception de ce film quasi mythologique. Judicieusement nommé You don’t Nomi, jeu de mots référent à une réplique culte du film en question (« You don’t know me !») et à « Nomi » son héroïne, telle une revendication renvoyant les critiques acerbes à leur ignorance fondamentale. Les voix des interviewés, qu’ils soient spectateurs fascinés ou critiques plus ou moins dévoués, s’offrent tour à tour, créent des liens, se répondent, portées par les images du film pour en révéler des aspects parfois passés inaperçus. Showgirls est partout. Dans les bouches des plateaux télévisés des années 90, dans les débuts de carrière de son actrice principale, Elisabeth Berkeley, mais également, plus surprenant, il envahit le reste de la filmographie du réalisateur grâce à des incrustations audacieuses et troublantes. Ainsi on peut contempler d’une manière inédite des images pourtant bien connues, dotées d’une nouvelle résonance métaphysique, d’une sorte d’écho visuel. Le cinéma de Verhoeven se scrute, se questionne lui-même, le temps de cette enquête amoureuse.

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Un contrechamp s’invite à la fête et vient perturber le chœur des louanges plus ou moins généreuses. Barbara Shulgasser-Parker, critique de cinéma, semble ne pas porter son regard et sa réflexion au-delà de la vulgarité superficielle, pourtant intentionnelle, de Showgirls et tente de démontrer en quoi le film, en plus d’être terriblement mauvais, est profondément misogyne et cynique, à l’instar son réalisateur.

Si l’on exclue cet affront, recevable en lui même, les autres avis, alors que leurs raisons diffèrent et se contredisent subtilement, convergent vers un état d’attraction commun. Ils aiment, et ça en devient presque énigmatique. L’argument « So bad it’s good » qui trouve son apothéose dans le théorème avancé par Adam Nayman du « Masterpiece of shit » fait à peu près l’unanimité parmi les sondés. Peu de place, et c’est l’angle mort de ce documentaire, pour les amoureux convaincus, pour ceux qui ne considèrent pas le film comme un chef d’œuvre raté, mais simplement comme un grand film réussi. C’est majoritairement une adoration conflictuelle que l’on entend ici, instinctive et difficilement raisonnable. Pourquoi aimer une œuvre qui a été bannie par le bon goût officiel ? Certains tentent d’aller plus loin et de comprendre, ils ressentent le besoin de justifier cette inclination inconvenante par des théories plus ou moins extravagantes, ce qui rappelle vaguement le Room 237, documentaire sur les théories très farfelues des fanatiques de Shining. On en vient à se demander quelles sont les « vraies » raisons d’aimer ce film, s’il y en a de bonnes ou de mauvaises. Cette recherche collective, aussi noble que vaine, d’une vérité à travers des arguments moraux, esthétiques ou théoriques fait toute la beauté de You Don’t Nomi.

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Toutes ces spéculations montrent bien la puissance de Showgirls, sa capacité à dépasser sa condition d’œuvre filmique pour s’immiscer plus profondément dans l’esprit de ses spectateurs, à condition que ces derniers se laissent pénétrer. « You either get it or you don’t ». Le charme ne peut opérer qu’à partir du moment où le film ne se heurte pas à une rigidité d’esprit qui conduirait à la détestation ou au dégoût.

Il est réjouissant de voir comment ce pouvoir s’étend, notamment grâce à la communauté Queer qui s’en est emparée. Elle amplifie sa voix, prolonge son jeu, en le reproduisant à l’infini dans des shows ludiques et passionnés. Elle traite le film comme un bijou que l’on aurait trop longtemps pris pour du toc, l’aimant d’un amour inconditionnel. Et même si elles en érigent le mauvais goût ou l’aspect camp en les détachant de leurs raisons d’être, toutes ces célébrations n’en sont pas moins joyeuses. Et, là où Shulgasser-Parker voit un cynisme profond dans la scène où Nomi met une sévère raclée au musicien qui a sauvagement violé Molly, sa meilleure amie, la touchante April Kidwell, elle même victime de viol, y puise une revanche cathartique libératrice.

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En absorbant cette foule de témoignages, You Don’t Nomi amène une réflexion intéressante sur l’importance relative des intentions de l’auteur dans l’appréciation de son œuvre. Il prouve que l’on peut aimer obsessionnellement un film que l’on juge raté. Showgirls nous montre l’horreur sous les paillettes, mais il faut prendre un chemin inverse pour le regarder : il y a quelque chose de bon derrière cette avalanche de mauvais goût, et c’est cela qui retient l’attention. C’est un chef d’œuvre ambigu, plein de faux-semblants. Il se prétend explicite mais fonctionne intuitivement. Il apparaît dégénéré mais délivre un message politique. Il se dit sexuel mais n’est en rien sexy. Il peut sembler cruel mais en réalité il est indifférent, comme le monde à l’égard de l’être humain.

Le documentaire doute de la nature des intentions de Verhoeven, pourtant c’est un cinéaste qui compose avec ironie. Le mystère demeure et c’est peut-être cela qui rend le film si beau, cette possible candeur.

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Le documentaire de Jeffrey McHale sort en VOD le 2 juillet, mais sera en salles au Brady dès le 25 juin.

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