Elégie d’une main baladeuse
Si « La Chose » dans la Famille Addams avait eu la fibre aventurière ; si Antoine Doinel était fils d’immigrés maghrébins et vivait dans le Paris de nos jours ; si Fritz Lang s’était lancé dans l’infographie… Vous pourriez avoir une idée raisonnable de ce à quoi ressemble J’ai perdu mon corps, de Jérémy Clapin. Cela fait certes beaucoup de « si », mais c’est aussi à une question complètement surréaliste que se frotte ce film, adaptation du roman Happy Hand de Guillaume Laurant.
Que se passe-t-il dans la tête d’une main séparée de son corps ?
« Ça doit être apaisant d’être coupé du monde » Naoufel à Gabrielle
J’ai perdu mon corps © 2019 – Rezo Films
Naoufel, un jeune et nonchalant livreur de chez Fast Pizza, trouve une nouvelle mission de vie lors d’une course particulièrement ratée. À l’interphone d’un immeuble francilien, et sous les auspices d’une pizza supplément oignons détrempée et écrabouillée, le jeune homme fait la connaissance de Gabrielle, bien à l’abri au 35ème étage. Elle n’est d’abord pour lui qu’une voix. Fidèle à sa conception du monde : « Comment dribbler le destin ? (…) Tu fonces tête baissée et tu croises les doigts », Naoufel va tout orchestrer pour plaire à Gabrielle.
J’ai perdu mon corps est d’abord la rencontre entre une narration chamboulée et des techniques visuelles somptueuses. À la manière d’une tragédie, l’issue nous est exposée avant le développement, et chaque tronçon d’histoire prend les traits d’un style d’animation différent (mélange du noir et blanc et de la couleur, de l’animation 3D et du dessin 2D plus traditionnel) sans que le spectateur perde une miette du fil rouge. Un film-Frankenstein qui jongle avec le rythme sans aucune maladresse.
Dans ce parcours d’obstacles complètement fou d’une main en quête de son corps, Jérémy Clapin pense un environnement urbain complexe. Un bon film d’animation ne se loge pas que dans les lignes du scénario, et la précision technique de J’ai perdu mon corps nous en donne la démonstration. Un maniérisme mécanique dans les formes et les mouvements, comme dans la danse frénétique d’un mégot arrivé en bout de course d’un escalator ou dans le mouvement subtil de suspension d’un métro qui s’arrête, font du film un petit théâtre du monde en mode macro. Les transitions sont sidérantes d’élégance. Sitôt que la main s’anime : un rouleau compresseur de sensations, de bruitages et d’atmosphères raffinés, pour une expérience expressionniste. Le sensationnalisme n’est pourtant pas la plus grande qualité du film, qui gagne en profondeur à travers la puissance des dialogues et la spontanéité du jeu en tension (les personnages principaux sont interprétés par Hakim Faris et Victoire Du Bois). Telle la progression d’une main funambule sur les toits de Paris, la bande-originale poignante signée Dan Levy achève de faire tenir le tout dans un équilibre parfait entre le drame tragique et la sobriété.
J’ai perdu mon corps © 2019 – Rezo Films
Ce film étrange à rebours du temps et de la vraisemblance est une déclaration d’amour. Au membre fantôme, à qui il donne le rôle (terriblement attachant) du personnage principal, mais aussi une déclaration d’amour aux membres disparus, et à ceux qui nous manquent avant même d’arriver dans nos vies.
Si le film se permet de citer des références littéraires comme Guy de Maupassant ou Le monde selon Garp, il y a très certainement, au-delà de la nouvelle d’horreur et du récit de société loufoque, une épopée au pouvoir lacrymogène insoupçonnable. Après avoir raflé le Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes et le Cristal du festival d’animation d’Annecy, notre main à couper que cette animation pour les adultes n’aura rien a envier au succès de Persepolis ou de quelques bonnes animations japonaises…
« C’est juste une histoire toute simple que j’ai un peu compliquée, c’est tout » Naoufel
J’ai perdu mon corps © 2019 – Rezo Films
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