L’heure tourne et pourtant le temps s’accroche. L’action se déroule en onze minutes mais Jerzy Skolimowski la réfracte, remonte la pendule, avance puis recule les aiguilles. Il a écrit le scénario en commençant par la fin : 11 minutes est un miroir brisé qui se recolle avant d’éclater à nouveau.
La matière du récit est pourtant linéaire. Comme jadis Altman avec Short cuts, Tati avec Playtime, comme beaucoup d’autres, Skolimowski mêle plusieurs destins dans une même ville et dans le même temps. Les personnages se croisent, se frôlent ou s’évitent sans forcément se connaître. Le procédé n’est donc pas nouveau mais le cinéaste prétend qu’on ne peut pas aller plus loin que ce qu’il a fait… Le dispositif formel qu’il met en place dépasse en effet le simple mouvement du film choral en exploitant à fond le cinéma comme magicien de l’ubiquité : il joue l’éclatement pour mieux imposer l’incroyable unité finale.
Le prologue montre l’image née d’un portable, d’une webcam ou d’un écran de contrôle, puis la caméra 35 mm vient capter le présent d’une quinzaine de personnes allant et venant au cœur de Varsovie. Les accélérations, retours en arrière, les courtes pauses et les inserts se combinent au gré d’un montage millimétré qui retrouve sa nature première : la colleuse colle à l’image près, ne perd ni le rythme ni les intentions, ne laisse rien au hasard.
Brièvement esquissés, aussitôt identifiables, les personnages semblent dominés par une angoisse sourde. La ville elle-même serait sous la menace d’une catastrophe imminente. La bande sonore (ambiance, sons off, superbe musique de Pawel Mykietyn) ajoute au trouble général et au stress palpable bien qu’indéfinissable. 11 minutes ressemble à un trip flippant, un compte à rebours déréglé. Dans sa volonté de rappeler que la vie est fragile et qu’elle peut s’arrêter à tout instant, le cinéaste donne le sentiment que son film peut s’interrompre n’importe quand, brutalement et définitivement. Le destin des personnages ne tient à rien alors que le récit les fait vivre, agir, attendre, angoisser. Le regard posé sur eux semble désenchanté, ironique parfois, noir : en allant trop vite, le monde détruit-il toute profondeur ?
Se croisent donc un mari jaloux dont la femme actrice a rendez-vous avec un réalisateur chelou, un dealer à moto et son père vendeur de hot-dogs, un étudiant semblant en mission, une jeune femme et son chien parfois en caméra subjective, une équipe d’auxiliaires médicaux, un groupe de nonnes gourmandes, d’autres encore. Leurs circulations permettent à Skolimowski de quadriller le centre-ville de Varsovie et principalement la place Grybowski qu’il considère comme le lieu de tous les contrastes en faisant « se côtoyer de manière éclatante l’ancien et le moderne, l’ordre et le chaos, la beauté et le mauvais goût ». Ainsi peut-il mettre au point sa mécanique d’horloger, machine infernale destinée à mener tous les chemins vers le même point.
La psychologie et les motivations des personnages ne sont pas à l’ordre du jour. L’objet du film n’est pas de rendre la narration plausible mais de faire en sorte qu’elle soit efficace. C’est la combinaison des hasards et des croisements qui bâtit sa structure et provoque le mouvement. De fait, le film donne à voir une humanité presque désincarnée répondant à des stimuli qu’elle n’analyse pas. Jalousie, désir sexuel, gourmandise, avidité se combinent dans une sorte de fuite en avant irrépressible. La chaleur de l’été, le regard d’un chien, une étreinte amoureuse, des hot-dogs savoureux viennent adoucir le tableau mais c’est peut-être un leurre, une illusion, une manière de ne pas voir ce qui est inéluctable.
Le film tire du suspense qu’il nourrit une dynamique venant se heurter au climat anxiogène. En jouant sur les deux tableaux du stress et de la curiosité, la narration fonctionne par contrastes ou par miroirs et donne le sentiment d’être toujours en équilibre précaire. La sensation de vertige naît autant de la peur du vide que de l’attrait qu’il suscite.
À bientôt 79 ans, Skolimowski prouve qu’il n’a rien perdu de son énergie. « Le cinéma c’est le mouvement » déclare-t-il, et sa manière d’exploiter le format scope en investissant l’espace urbain dans toute sa diversité, se permettant quelques très beaux plans sans rien lâcher du récit, montre qu’il prend toujours du plaisir à filmer. Mieux, sa capacité à explorer les frontières entre narration et abstraction, la rigueur avec laquelle il mêle son expérience d’artisan et un goût constant pour la modernité, donnent à 11 minutes le caractère d’urgence d’un film de jeunesse.
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