1999 : dans la Chine ouvrière de la province de Fenyang, Tao vit un infernal dilemme. Le cœur empli de la poussière des usines et d’une société qui va basculer, doit-elle choisir le cœur, ou la raison ? Zang, le prolo qui sent le charbon, ou Lianzi, le golden boy égotique dont l’ascension irrésistible lui promet prospérité et confort ?
- Je t’aimais, je t’aime (moins) et je t’aimerai (plus) :
Bim, bam, boum : en bonne chinoise s’ouvrant au capitalisme et prête à accoucher d’un fils baptisé Dollar (lulz), le choix de Tao est vite fait.
Dans ce classique triangle amoureux, mélodrame résolument sirupeux, des personnages au cinéaste, on n’avance plus masqué.
Bizarrement ampoulé et maniéré dans son premier tiers (le passé, sous forme d’une introduction qui ne semble jamais finir après un premier plan coup de poing), véritable purgatoire de mollesse et de séquences sur-signifiantes, Au-delà des montagnes distribue les cartes du cliché à la sauce Zhangkesque sans même chercher à en dissimuler les atours : la jeune fille prise entre modernité galopante et tradition qui sent le charbon, dans la grisaille des villes industrielles polluées, image de tout un pays et de toute une génération. Attention les sabots, il y en a encore à venir.
L’argent ne fait pas le bonheur, le capitalisme rebat les cartes des relations humaines et de la société, l’incommunicabilité des générations autochtones et exilées se creuse, jusqu’à perdre la langue commune, etc. : toute la dialectique du cinéaste y est présente, mais comme retournée, mise à nue, asséchée et asséné avec une telle mécanique qu’on se demande ce qu’il est advenu d’une oeuvre si magnifique lorsqu’elle partait de l’enregistrement du réel pour en créer sa fiction, et non l’inverse.
Si le barrage des Trois Gorges allait par exemple engloutir physiquement et métaphoriquement les amoureux de Still Life et la Chine toute entière, réel qui se déployait à nouveau dans Dong, son diptyque documentaire, il n’était qu’une superbe toile de fond, discrète et aquarelle, évitant comme ici de s’y trouver passé au tamis de la conceptualisation.
D’où cette sensation de glaciation de la dynamique de son cinéma : reprenant les travers lourdaux qui empoisonnaient le début de The World, il ne filme plus la vie, mais une démonstration. Froide et désincarnée, donnant cet objet ni assez intime ni assez ample, comme gêné aux entournures et qui oscille entre nous ouvrir à la sensation ou nous tenir à distance par le discours.
Constat d’autant plus amer qu’au tout début du film semblait justement se mettre en place une belle réflexion contemporaine sur le temps qui passe à travers les mélanges de sources et qualités d’images, passant sans mot dire et dans une continuité assumée entre le monde fictionnel et une matière DV parfois même au sein d’une même séquence par simple changement d’axe, comme lors de la très belle bascule du passage de l’an 2000, dont un extrait ouvre à raison la bande annonce du film, où dans un ballet sublime semblent se mêler les plans de foules sans doute documentaires, avant d’y distinguer brusquement nos héros.
- Tu étais aveugle et tu as vu :
Ces passages créaient à eux seuls un trouble dont il faut attendre la seconde partie (le présent, en cadre élargi vers le 1.85 avant le Scope 2.35 du futur, tavu, je suis un formaliste) pour en mesurer, le temps de quelques séquences, la pleine force : une oscillation dynamique entre la description documentaire d’un état intime (la mère dont on arrache le fils, perdu dans sa modernité d’Ipad et de richesses), d’un rite (ici le deuil, dépouillé et juste) et la tentation fictionnelle de l’enregistrement de celui-ci.
Le générique, placé à quasi mi-parcours et introduisant cette période ne trompe pas : le film ne commence que maintenant.
Inversant brusquement la cadence, et s’y parant d’une humilité assourdissante après le bruit agité de la première partie, Jia y retrouve sa finesse sismographique, appuyant par litotes le poids des erreurs passées : c’est le hors champ d’un lieu amené par l’Ipad qui transbahute une mère de substitution, c’est les écouteurs branchés sur une musique ancienne dont on partage l’écoute, une clef échangée qui dit tout le gâchis d’un amour maternel inassouvi. Et cette tristesse sublime dans les yeux fatigués de Tao Zhao, parfaite, quand on partage ces raviolis fumants, doux fil rouge sentimental qui suffisait à dire il à lui seul ce besoin de réconfort et de traditions.
Dans cette mélodie en mineur, parenthèse de regards et de larmes, le film est tout bonnement sublime.
Dommage que la troisième partie (le futur, donc), démarrant pourtant sur le même mode du less is better dans une relation trouble et muette entre Dollar grandissant et une mère/amante de substitution, professeur déracinée comme lui dans l’Australie futuriste et ouatée, finit par définitivement enterrer le propos à coup de « Tu devrais la revoir. Aimer, c’est prendre soin » ou « je ne suis pas ton fils, ton fils c’est google translation », sondant l’incommunicabilité des êtres à la truelle.
Le dernier plan, magnifique et élégiaque, où la neige n’arrive pas à étouffer les souvenirs et les rêves enfouis de joie, sans doute l’un des plus beaux et émouvant vu cette année, n’y changera pourtant rien : Au-delà des Montagnes est un film bizarrement absent (le régime ne s’y est pas trompé, autorisant sans problème sa sortie en Chine), boiteux, oscillant du sublime au confondant, empêtré dans sa fresque et sa volonté criante de faire œuvre en nous assénant sa dialectique terre-à-terre. Etrange goût triste et colère d’un gâchis : le geste est toujours plus sublime quand il est une caresse qu’une leçon. « Nous nous sommes tant aimés », ca rend quoi, par google trad ?
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