Joanna Arnow – « La Vie selon Ann »

Joanna Arnow – « La Vie selon Ann« 

La première scène du premier long-métrage de fiction de Joanna Arnow (après i hate myself 🙂, un documentaire ouvertement impudique sur sa propre relation amoureuse, et quelques courtsmétrages remarqués, ainsi que plusieurs autres films comme actrice uniquement, notamment F***ed in the Head, ce qui peut donner une idée du registre dans lequel l’artiste évolue) subjugue d’emblée par son audace : celle de nous donner à observer longuement, en silence, le corps entièrement découvert de son héroïne éponyme tandis qu’elle se colle de plus en plus contre le type assoupi (ou pas) à côté d’elle dans ce lit (bien emmailloté dans la couette, lui) en effectuant avec le bassin d‘insistants mouvements de va-et-vient dont la lubricité ambiguë tient du chantage ou de la supplication, puis celle de lui faire dire à l’homme toujours inerte que ça lui plaît qu’il se fiche complètement qu’elle jouisse, que ça fait de lui un misogyne, mais qu’elle adore ça quand même. La scène s’achève sur la question suivante : « Crois-tu qu’on peut changer ? », à laquelle le dormeur répond qu’il ne sait pas. Il est vrai que la question était déceptive.

Copyright Pan Distribution

Dans un sens, cette première séquence de La Vie selon Ann contient à elle seule bien des éléments de ce qui va suivre, donnant le la aux autres tableaux pour la plupart très ordinaires mais à l’effet lourdement existentiel (ou pas ?) dont le film se compose. Ce qui est captivant dans cette première scène, c’est précisément ce minimalisme hyperchargé. Le même genre de friction oxymorique se retrouve dans l’impassible intrépidité de la cinéaste comme de son personnage. Arnow l’incarne d’ailleurs elle-même, comme à sa coutume, ce qui confère toute une dimension supplémentaire au dévoilement complet (ici, la notion de pudeur est du reste tout simplement nulle et non avenue) de ce qui meut cette trentenaire new-yorkaise dont le quotidien se déploie sous nos yeux à travers une série de saynètes toutes aussi saisissantes que banales (et dont la manière de s’enchaîner même va devenir un des éléments du langage du film). Ann, d’apparence bien plus falote que les célibataires emblématiques de la grosse pomme dont on a pu partager les vies et aventures urbaines à travers l’écran, vit une vie impossiblement morne entre différents espaces ternes dans l’atonie desquels elle se fond parfaitement : les bureaux anonymes où elle travaille, et où elle est même littéralement annulée (sa mission a pour essence d’aboutir à se rendre elle-même obsolète, ses collègues la félicitent pour son année d’ancienneté alors qu’elle est là depuis plus de trois ans…), une salle de yoga exiguë qui semble bizarrement inhabitée malgré les corps ici assemblés en nombre, le domicile de ses grands-parents, où elle va régulièrement partager avec eux des moments taciturnes, différents appartements où elle explore placidement son attrait naturel pour la soumission dans le cadre de pratiques BDSM. Ce qui frappe de prime abord dans cette mosaïque, c’est l’implacabilité de l’indifférence générale des autres à la sensibilité personnelle de notre (anti?)héroïne : on en est témoin dans la scène d’ouverture avec le partenaire initial ; sa soeur, qui vient loger chez elle le temps de se réconcilier avec son mari (parce que pour elle, la vie c’est ça, celle qui correspond au schéma dominant, celle où on agit en pensant au futur), ne tient presque pas compte d’elle ; ses amies lui disent des choses blessantes et lapidaires sans même s’en rendre compte ; sa grand-mère oppose systématiquement un mur infranchissable à tout ce qu’Ann essaie d’exprimer… On a affaire à des dialogues parfois assez extrêmes sous leurs apparences anodines, à des petites phrases prononcées comme si de rien qu’Ann pourrait trouver vicieuses, si elle relevait. 

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On pourrait s’imaginer à partir de cette description une héroïne malmenée qui le vit péniblement, et pourtant Ann ne donne rien moins que cette impression. Une observation facile pour aller dans ce sens serait de dire qu’en tant qu’adepte de la position soumise, il n’est pas incohérent qu’Ann ne se plaigne pas du traitement qui lui est fait par son entourage – et de fait, la manière dont les petits dénigrements constants dont elle fait l’objet sont minimisés pourrait tenir davantage à l’impact sinon plaisant, du moins faible qu’ils ont théoriquement sur Ann (compte tenu de son niveau de résistance à l’amoindrissement) qu’à une normalisation de ces attaques dans la perception des autres. On peut tout supposer, aucune réponse n’est donnée, mais c’est justement à cet endroit-là, très exactement, que se situe le génie du film : tout y est émoussé, aplati, avec une habileté assez remarquable qui sert une fonction précise. Minimal, le film est aussi si parfaitement monocorde, pourrait-on dire, que c’en est assez génial. Joanna Arnow arrive à produire ici, et ce sans sacrifier la charge signifiante de ses différents propos sous-jacents, au contraire, un spécimen filmique d’écriture blanche, d’un effacement complet du style qui sert la profondeur et la résonnance de la substance. Pas plus que l’appartement de son personnage le film de Arnow n’est décoré : aucune musique n’intervient jamais pour accompagner les scènes, les interprétations sont plus flegmatique, tu meurs, le montage est tranquillement apparent, la platitude des cadrages est d’une méticulosité presque virtuose… D’autant que l’auteure arrive même à évacuer toute tentation d’y lire (ou d’en ressentir) de l‘ironie. L’atonie du film va résolument au-delà ; elle transcende le jugement, ou même linconfort (à cet égard, les scènes BDSM en particulier viennent à l’esprit : alors qu’elles pourraient choquer sur le papier, elles sont formulées dans le film de telle manière qu’on y assiste sans opinion aucune, ni d’ordre moral, ni psychologique, et sans jamais avoir l’idée d’explorer la Gestalt derrière tout cela). De même, l’imperturbabilité d’Ann est sa force, et n’exclut pas qu’elle ait, en fait, des goûts, des joies et même des plaisirs : c’est même cette qualité, parce qu’elle est inébranlable, qui devient l’instrument par lequel Ann, prenant à rebrousse-poil toute possible attente initiale du spectateur, impose ses choix et obtient l’épanouissement qui lui convient à elle. À l’évidence, il ne s’agit pas d’un épanouissement nécessitant épiphanie : il est juste posé, là, et ne bougera pas (déguisé en cochonne bayonnée ou pas). Le titre français est assez bien trouvé. La vie, selon Ann, n’est pas un devenir ou une intention : elle est déjà (contrairement à l’idée que s’en fait sa soeur, qui déplore le passé et craint le futur). Entendue ainsi, la vie d’Ann déjoue forcément les mécanismes qui appelleraient un happy end, ou du moins un « développement » au sens classique du terme, d’un point A à un point B. Ann ne cesse jamais, tout bien considéré, d’être celle qui décide, or c’est ce qui est déjà qu’elle choisit, et elle ne fléchit pas. Contrairement à son nouveau petit ami, plein d’appréhensions – le titre original du film, The Feeling that the Time for Doing Something Has Passed, se réfère justement à une conversation entre eux c’est Ann qui le plaint.

La mise en scène « blanche » pour laquelle opte Joanna Arnow fait mouche. L’artiste ne se livre pas ici à un simple exercice : elle crée un langage à part entière qui marche main dans la main avec l’émancipation absolue de son personnage, et à l’intérieur duquel se déploie bel et bien, masquée en négation ou du moins en pusillanimité (et c’est fortiche !), une fascinante rhétorique de l’affirmation du soi tel qu’il est. Et comme prise telle quelle, toute chose (tout désir, toute pensée, toute pratique, tout trait de la personnalité) n’est plus qu’un fait, toute velléité de jugement est balayée comme non pertinente, ce qui est, disons-le, franchement rafraîchissant. De même que le positionnement consistant en ce qu’on pourrait qualifier de refus de raconter une histoire, afin de laisser émerger quelque chose de plus profond qui n’est pas dicté par un discours ou un autre sur ce que la vie devrait aspirer à être, qui n’accepte pas d’injonctions. Dans ce sens, ce refus de verser dans le linéaire discursif est éminemment politique, et assez jubilatoire.

La Vie selon Ann, découvert l’année dernière à la Quinzaine des Cinéastes de Cannes, sélectionné ensuite à Deauville, entre autres festivals, arrive dans les salles le 8 mai.

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A propos de Bénédicte Prot

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