Lorsque que l’on se penche sur le cinéma de la réalisatrice britannique Joanna Hogg, on constate qu’il est peuplé de fantômes, de rêves, de souvenirs qui s’évanouissent et resurgissent, et de lieux hantés : que ce soit via l’expression autobiographique d’une relation destructrice, dans The Souvenir I et II (2019-2021) ; le bouleversement que provoque un départ, dans Exhibition (2013) ; ou l’absence impromptue d’un parent lors d’une réunion familiale, dans Archipelago (2010), tout porte à croire à une puissance invisible et fracassante des souvenirs enfouis. Joanna Hogg n’hésite pas à insuffler son propre vécu dans son processus créatif : avec Eternal Daughter, récit teinté de fantastique, elle indique qu’en « faisant de cette histoire, profondément liée à [sa] relation avec [sa] propre mère, un film de fantômes », elle a « sans doute réussi à prendre suffisamment de recul pour [se] permettre d’être plus audacieuse ». Ce dernier film de Joanna Hogg suit Julie, sa mère Rosalind et leur chien Louis qui décident de passer quelque temps dans un hôtel reculé de la campagne galloise, où des phénomènes mystérieux et des résurgences de leur mémoire vont prendre une ampleur insoupçonnée. Eternal Daughter concentre donc quelques subtils éléments autobiographiques, maniant l’art de la mise en abyme avec cette protagoniste-réalisatrice (Tilda Swinton), qui souhaite faire un film sur sa mère (également interprétée par Tilda Swinton) dans une inquiétante étrangeté qui élague tout repère temporel —d’où son titre, particulièrement évocateur. La peur et le mystère sont étroitement entrelacés avec la relation mère-fille, à l’origine d’un florilège de questionnements métaphysiques autour de l’identité et du double, que le fantastique vient brouiller.
Eternal Daughter, dès le début, crée une atmosphère étrange et inquiétante, en filmant un lieu hors du temps. Réinventant le procédé inaugural de Shining de Kubrick (1980), qui s’engage avec cette voiture familiale sillonnant une route jusqu’au grand hôtel, Joanna Hogg a choisi de filmer celle de Julie et sa mère Rosalind, surgissant au détour d’une route d’une campagne galloise, noyée dans une brume impénétrable. Et comme dans un long chant funeste, le premier mouvement de la Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartók (Andante tranquilo), avec ses violons lancinants, vient sculpter un relief tourmenté et angoissant sur l’image, déjà obscure et empreinte de mystère. Après quelques virages dans ce jour-nuit obscur, Julie et sa mère arrivent enfin à destination, devant un hôtel lui aussi submergé de brouillard. La caméra les regarde d’en haut pénétrer à l’intérieur du bâtiment, presque comme si elles étaient arrivées au purgatoire. Dès lors, le réel se dissout peu à peu dans des dialogues, des actes et des événements dont l’aspect étrange et inhabituel alimentent le trouble. Le personnage de la réceptionniste de l’hôtel, à la fois polie mais chez qui l’on décèle facilement une certaine hostilité, participe à instaurer un climat d’angoisse : dès les premières paroles échangées entre elle et Julie, qui demande à vérifier la réservation de sa chambre, une série de malentendus et d’incompréhensions sous-tendent leur conversation, à propos d’une chambre convoitée par Julie au premier étage, que la réceptionniste nie avoir —« Je ne peux pas vous mettre dans une chambre que je n’ai pas »—, et pourtant, toutes les clés de l’hôtel pendent à leur portant. Le lendemain, Julie revient voir la réceptionniste pour deux requêtes : se plaignant d’avoir entendu du bruit toute la nuit, de quelque chose qui martelait le sol au-dessus d’elle, elle demande à ce que cela cesse, et exige par la même occasion une bouilloire électrique. A priori, rien d’anormal. Sauf que Julie et Rosalind sont les seules clientes de l’hôtel, et n’ont donc pas de voisins du dessus, et que la nécessité soudaine de la bouilloire apparaît totalement inopinée —Julie et sa mère n’ont jamais parlé de vouloir faire du thé.
La vraie subtilité de Joanna Hogg se trouve dans sa manière de faire naître l’inquiétante étrangeté par des dialogues a priori tout à fait anodins, mais dont un léger décalage entre le mot et la réalité matérielle suffit à éveiller l’angoisse. Ce n’est finalement pas tant le brouillard nocturne du dehors, ou l’aspect lugubre des couloirs de l’hôtel qui suscite le fantastique, mais plutôt cette impression d’incompréhension totale qui grandit entre les personnages. Dans Eternal Daughter, la réalisatrice manie l’art de la répétition (le rituel de Rosalind qui avale ses somnifères ; les coups de fils de Julie dehors, systématiquement interrompus par les conditions météorologiques ; les repas au restaurant de l’hôtel, où les talons de la réceptionniste claquent aller-retour pour prendre et servir leur commande), donnant le sentiment que les personnages se trouvent dans un alter-temps, où tout semble se répéter à l’infini.
Joanna Hogg, par sa projection dans le personnage de Julie, réalisatrice cherchant en vain l’inspiration de faire un film autour de sa mère, installe une mise en abyme vertigineuse avec cette protagoniste en proie au syndrome de la page blanche : son incapacité à « s’y mettre » exprime un rapport troublé au temps, à la création et à la mémoire. Dans cet hôtel hors-temps, les journées semblent se répéter à l’infini, comme si les repères temporels s’étaient évanouis dans le brouillard, laissant place aux seuls souvenirs qui hantent les murs —Rosalind avait déjà habité l’hôtel étant enfant—, que Julie s’empresse d’enregistrer avec son téléphone dès lors que sa mère les évoque. Le passé, qui imprègne le lieu, semble alors enchaîner les deux personnages dans une temporalité statique, où toute éventualité d’un futur a disparu : ainsi, lorsque la réceptionniste de l’hôtel, également serveuse du restaurant, marche à deux reprises par inadvertance sur un sac plastique appartenant à Rosalind, cette dernière explique qu’il contient des « souvenirs et choses à trier ». Une fois de plus, le passé obstrue le chemin et maintient la mère et la fille dans cette atemporalité.
La question du double est omniprésente dans Eternal Daughter, que ce soit dans le cadre de la relation mère-fille, mais aussi dans le cadre du film même. La réalisatrice a choisi de diriger Tilda Swinton dans un double rôle, à la fois dans celui de la fille Julie et dans celui de sa mère Rosalind. Le résultat se révèle prodigieux, grâce au jeu profondément incarné de l’actrice et à un montage maîtrisé de telle sorte que l’on ne peut qu’adhérer à l’existence de deux personnages distincts. Ce n’est d’ailleurs pas tant une question de croyance que d’une vérité : ce sont bien deux personnages, entièrement différents, qui jouent dans le film de Joanna Hogg. Mais le motif du double ne s’arrête pas à ce choix artistique singulier : il se figure également à travers la multitude de scènes parallèles, renforçant cette impression d’une temporalité éternelle, figée dans un cycle de disparition et apparition —notamment dans cette scène où Julie part à la recherche de son chien, qu’elle retrouve finalement plus tard à l’endroit d’où elle était partie ; et dans cette figure spectrale qu’elle aperçoit à deux reprises derrière une fenêtre depuis l’extérieur.
Finalement, Eternal Daughter, littéralement la fille hors du temps, ou de tous temps, installe une atmosphère teintée de fantastique, comme pour demander : Était-ce un rêve ? Une séquence paraît y répondre par l’affirmative, lors du dîner d’anniversaire de Rosalind. Julie installe ses cadeaux autour de la table du restaurant, aperçoit sa mère qui arrive, un grand sourire aux lèvres, mais manquant de trébucher. Cette demi-chute, malgré son aspect anodin, annonce pourtant le drame à venir : Rosalind prétexte ne pas avoir faim, et affirmant ne pas voir d’inconvénient à ce que sa fille commande à manger seule. Troublée, Julie se noie peu à peu dans des angoisses et, soudain, alors que tout avait si bien commencé, la scène paraît trop étrange pour être réelle. Tout semble énigmatique, le moindre détail suscite l’incohérence. Jusqu’à cette image finale de Julie soufflant les bougies du gâteau d’anniversaire de sa mère, qui a disparu. La question se pose alors de savoir, était-elle là depuis le début ? Autant d’interrogations qui alimentent cette brume opaque qui submerge Eternal Daughter.
Pour son déploiement lent et imprégné de mystère, accompagné de l’inquiétante et élégiaque musique de Bartók, pour le jeu saisissant de Tilda Swinton, et pour les interrogations qu’il suscite, ce dernier film de Joanna Hogg se pose comme un précieux opus de ce fantastique, fabuleux miroir métaphysique, ouvrant la voie à l’univers de l’une des cinéastes contemporaines les plus passionnantes.
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