Feu Follet, Fogo-fátuo en portugais, est le sixième long métrage de fiction de João Pedro Rodrigues, cinéaste queer qu’on ne présente plus. Sélectionné au dernier festival de Cannes, à la quinzaine des réalisateurs, le film a été follement accueilli, un euphémisme, par des applaudissements déchainés, y compris pendant sa projection c’est dire, et ceci en plus des rires continus qui l’ont accompagné. Une liesse ardemment relayée par la presse spécialisée. Feu Follet est la première comédie du cinéaste, le genre cinématographique le plus difficile, trop rare et qui manque beaucoup au cinéma, selon lui, c’est même une comédie musicale. Une fantaisie musicale et/ou un conte de fée précise Rodrigues.
Pendant une heure sept que dure Feu Follet, le public est généreusement transporté dans une histoire réjouissante et gaie de bout en bout, pas une seconde de perdue à cette heureuse fin. L’intrigue est celle du prince Alfredo sur son lit de mort, qui se souvient de sa jeunesse et de son histoire d’amour passionnée avec le beau Afonso, son instructeur noir à la caserne des pompiers. Soit l’histoire d’un jeune prince devenu pompier ! Nous sommes en 2069, un siècle après 1969 l’année érotique, un repère évocateur ludique. S’en suit un flash back situé dans les années 2010, après l’inoubliable Cop 21 (celle juste entre les cops 20 et 22). Pour achever ce conte excentrique, nous assistons aux obsèques de la Reine où William et Harry se réconcilient… Euh, sorry Dear ! À celles du Prince qui aura bien vécu.
Les films de Rodrigues partagent un socle commun, celui de la transgression. Depuis Ô Fantasma en 2002, vingt ans déjà, les drames, les comédies dramatiques et/ou fantastiques abordent toujours les mêmes thèmes chers au réalisateur. La mort, à l’image de L’Allégorie Du Temps Gouverné Par La Prudence du peintre de génie Le Titien, la mort comme fin, moyen et commencement. La sexualité, sous toutes ses formes, explorant en vrac, les fétichismes, les déviances, la violence, la cruauté, la soumission, le genre, etc. Et le fantastique, par son omniprésence formelle, compagnon de ses histoires et du réel.
C’est encore le cas avec Feu Follet, sa fantaisie musicale. Sauf que cette fois, cette continuation et cette récurrence s’exp(l)osent dans un plaisir irrévérencieux, une folie furieusement folle, une grâce érotique un peu trash, un vulgaire très sophistiqué, mélangés, rebattus à chaque instant, dans une infinie générosité et une ironie décalée. Comme une manière, une matière de faire un cadeau au spectateur; celui de pouvoir s’arrêter une heure, pour prendre enfin une bonne distance salvatrice sur les choses de ce monde raconté, et sur le nôtre bien sûr, chaotique et bouleversé.
Feu Follet ne serait pas un film de son prodigieux réalisateur s’il n’était pas original et beau à la fois. Grâce aussi à l’équipe de cinéma de Rodriguez, qui le suit film après film. Principalement son co-scénariste et directeur artistique, João Rui Guerra Da Mata, son compagnon dans la vie, et son directeur de la photographie Rui Poças, dévoué depuis les débuts du cinéaste avec Ô fantasma. Cette réunion d’artistes fait des merveilles. La mise en scène est époustouflante. Elle transcende cette comédie musicale en l’enserrant dans un quasi réel. Rui Poças se réinvente à ce nouveau format court du scénario, à peine plus d’une heure. Le film s’en trouve plus rythmé, vif et rapide, plus pop et kitsch à la fois, que les films précédents de Rodrigues. Pendant la projection, le spectateur lui, s’en trouve sans interruption gratifié par de la gaieté et une grande légèreté.
Le casting tient du génie, des rôles secondaires aux deux personnages principaux, blanc et noir. Mauro Costa dans le rôle du jeune Prince Alfredo, nait au cinéma comme un ange descendu du ciel ! Il nous transporte candide, pur, transgenré, amoureux folle, dans un monde décadent, finissant où tout brûle, a brûlé ou brûlera. Buster Keaton moderne, un peu neuneu, généreux, doux, sensuel, fin comme l’acteur acrobate, Alfredo porte pourtant en lui une incandescence déchainée pour la passion, une libido frénétique, du feu encore, sous son ingénuité. Afonso, le jeune pompier instructeur noir, son amant son amour, son pendant, son complémentaire, son presque opposé, fait de patience, de joie de vivre, de rassurance, porte, au propre comme au figuré son Alfredo élu, comme un prince sa princesse… Sauf que dans ce conte, Afonso est un prince vigoureux, viril, danseur né, sexué, qui ne se contentera pas d’un petit bisou disneyien. André Cabral, lui aussi nouveau né au cinéma, lui prête vie avec un humour et un talent fou.
Enfin et tout en se moquant, Feu Follet renferme en lui, telle une cocotte minute en fusion, des thèmes actuels, profonds, graves et politiques qu’il questionne sans ménagement. Nous aussi, ça tombe bien ! Tout est là, contenu, en filigrane et/ou par couches. Voici en vrac, quelques thématiques piochées dans le film, une liste interminable autant qu’essentielle : le racisme, le post colonialisme, la lutte entre classes sociales dont l’aristocratie, le sort des minorités, l’homosexualité, le queer, le genre, le corps bien sûr, politique, érotique, le patriarcat toxique, le virilisme. Et le réchauffement climatique… Heureusement que ce fouillis fondé sert à réenchanter notre présent au film et à nos propres vies. Même si quelques réflexions surviennent, subrepticement ou/et à postériori, pendant et après la vision de ce conte allusif. Attention, pas de danger !
Sur l’aristocratie. Celle-ci ne lâche rien même si l’empire a vécu, un peu comme avec le Commonwealth d’Elisabeth II ! À travers les personnages des royaux parents d’Alfredo, roi et reine déchues, le monde contemporain est une perpétuelle « annus horribilis », toute pourrie d’utopies égalitaristes, de spoliations iniques, de républicanisme indigeste, ça râle beaucoup. La nostalgie d’un monde perdu, le leur, les rend imperméables à toute expression d’empathie et d’altérité, comme anémiés, fossiles et coupés du réel. Les bons sauvages autrefois esclavagisés, colonisés ont disparu sauf sur les tableaux hideux de leur palais poussièreux. Les riches forêts de pins maritimes, nobles, autrefois plantées par eux, si elles sont toujours rangées et dressées comme des I phalliques, sont devenues de méprisables enjeux pour écologistes qu’il faut célébrer et protéger ; tous les enfants de la terre chantent leur gloire en dansant. Il n’est plus possible de les exploiter pour en tirer des bénéfices, elles brûlent au journal télévisé. C’est d’autant plus vrai pour la forêt qui sert de décor au film. Celle-ci, au centre nord du Portugal, a presque été entièrement détruite en 2017.
Sur le genre. Si certaines critiques ont voulu voir Feu-Follet, film avec des pompiers dedans, comme un énième film gay, sur et pour « ces gens là », grrrr, c’est faux. Feu Follet est bien plus qu’un film de pédés ! D’autres encore ont parlé de pornographie. Voyant des bites de partout, tout au long du film. En oubliant que le nu masculin est artistique, et que des prothèses (en silicone, trop lisses et trop brillantes, noires ou blanches) et de la mixture blanche feront l’affaire du cinéma. Et quand bien même ça le serait ? Devrions-nous nous confesser et faire pénitence ?
Le monde de la caserne mis en scène par Rodrigues est queer, camp, presque épicène comme le mot pompier ! S’ils sont musclés et virils, ils s’entrainent pour ça, ces chers pompiers masculins sont avant tout des activistes sous la douche du bizutage arty, pour figurer l’histoire de l’art, du Caravage à Francis Bacon, et aussi des danseurs dociles, chorégraphiés à l’extrême, comme pansexualisés, dévirilisés et détoxifiés. Ils n’ont presque plus rien à voir avec les calendriers qu’on fantasme. Entourés de femmes pompiers (pas pompières, c’est trop moche et ridicule), ils et elles sont commandé.e.s par le personnage le plus truculent qu’il puisse être. Leur commandante est butch à mort, plus virile qu’un bûcheron et un haltérophile fusionnés. Grâce à la burlesque comédienne Cláudia Jardim, c’est un pur bonheur queer. Le virilisme, cette grande passion gay pour l’hétéronorme, comme échappé du fantasmatique pour faire culture de vie hélas, vole en éclat et en devient ridicule, « too much ». Voilà : Feu-Follet est trop pédé pour être pédé ! Ce film est un généreux manifeste anti beaufs, gays ou pas, hommes ou pas. Post #metoo, post patriarcat, post moderne ou tout ce que vous voudrez, il abrite une sorte de tendre utopie (dans un conte aux effluves dystopiques), un peu castratrice et tellement ironique. Ce que c’est bon !
Si la Palme du film de rentrée existait, elle serait décernée à l’unanimité à Feu-Follet de João Pedro Rodrigues ! Après l’été cataclysmique que vient de subir homo sapiens et les autres vivants, et dont il est la cause, Feu Follet n’est pas rien, il est énorme.
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