En France, le seul nom de Cyrano évoque forcément la pièce d’Edmond Rostand, l’incontournable film (1990) de Jean-Paul Rappeneau, et pour certains le théâtre méta d’Alexis Michalik (Edmond). En tout cas, l’œuvre adaptée par Erica Schmidt, sur une musique de Bryce et Aaron Dessner, du groupe The National, reste relativement méconnue de notre côté de l’Atlantique. Le pari de la transposition sur grand écran à partir de ce matériau théâtral est-il concluant ? Oui et non, ou plutôt pas complètement, tant le savoir-faire d’orfèvre de Joe Wright se mesure parfois aux limites du projet.

Cyrano

Copyright 2021 Metro-Goldwyn-Mayer Pictures

Si on reprend les alexandrins de 1897, on se replonge dans un triangle amoureux au XVIIe siècle : deux hommes aiment la même femme, Roxane. Cyrano a l’esprit, Christian a le physique. Roxane tombe amoureuse de Christian au premier regard, et se laisse charmer par les lettres qu’elle imagine de la plume du soldat, mais qui émanent en réalité de celle de Cyrano. Chez Rostand, le nez de Cyrano incarne la « laideur », cet élément bloquant qui le rend non-acceptable aux yeux de la société, et ne peut lui permettre d’atteindre Roxane. Chez Erica Schmidt, la différence n’est pas une protubérance faciale dont on peut se défaire en loge après la représentation, mais un élément physique irréversible. Cyrano est un nain, et souffre d’un manque de reconnaissance, qui s’est transformé avec l’expérience en farouche indépendance et ironie tonitruante. Si sur le papier, le « concept » paraît un peu ampoulé, l’écran lui apporte plus de profondeur et moins d’évidence, car les attributs du personnage ne sont jamais mentionnés. La première qualité du film est de conserver l’élan du théâtre, en ancrant celui-ci dans le réel. La substance maîtresse de la comédie héroïque de Rostand n’a nullement disparu, elle se retrouve juste dans une nouvelle configuration qui n’empêche jamais ses personnages d’exister ou d’interagir avec le même « panache » que sur les planches. La fantaisie prend parfois le dessus, comme dans de soudaines chorégraphies gargantuesques ou dans le montage d’images rêveuses, mais n’interfère pas avec l’essence du récit, même si elle en casse parfois le rythme. Une fois qu’on accepte de se laisser embarquer dans une comédie musicale, il faut savoir en savourer les caractéristiques, même les plus kitsch…

Cyrano - Haley Bennett

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Joe Wright, qui a par le passé montré un talent certain dans le « film d’époque », du XVIIIe siècle (Orgueil et préjugés) jusqu’au présent (Hanna), a fait de Cyrano un film patchwork assez malin, pour éviter la reconstitution pompeuse. Le réel n’est ici que dans le sentiment exacerbé que permet le théâtre, un peu comme dans son Anna Karénine virtuose, sans toutefois en emprunter la même emphase dans l’exercice de style. La comédie héroïque de Rostand, mélange des genres dramatiques, trouve ici une forme à sa mesure, dans les décors de Sicile (COVID oblige) en lieu et place des pavés parisiens et du siège d’Arras, dans le bain de rock minimaliste des frères Dessner. Malgré ses défauts, le film touche somme toute par son flamboyant premier degré, son ode à l’amour absolu, lié à la littérature, avec cette base musicale qui ne cherche pas à aller au-delà de l’écran. Cyrano traite – par l’image – de l’écriture et de la captation d’un amour par la trace écrite. Les moments les plus réussis du film sont ceux où l’on retrouve les émois du théâtre et où l’on se baigne dans l’assemblage du son et de l’image. La première apparition de Cyrano, lors de son duel au théâtre (« When I Was Born ») marie ainsi des paroles scandées et un rythme acéré, avec une caméra énergique suivant sa lame frondeuse. Le numéro « Every Letter », composé pour le film, fait se succéder avec une puissance intimiste des témoignages de soldats partis à la guerre. Tout est bien sûr question de texte et d’héritage, d’amour romanesque à distance, à l’image du bouleversant Reviens-moi (lui-même basé sur l’écriture de l’expiation d’une vie). La transformation d’un matériau artistique à l’autre, parfois de façon anachronique, est ce qui caractérise le mieux Cyrano, et le film accepte évidemment le faux pour disséminer le vrai. Joe Wright a sans conteste le métier pour faire danser les tissus, pour donner une voix aux volumes et à la matière. Cette élasticité des espaces est en réalité un révélateur des sentiments des personnages, à l’instar de la scène où Cyrano, après avoir soufflé à Christian des vers à l’intention de Roxane, se rapproche des deux jeunes amants pour capter le magnétisme de leur baiser.

Cyrano - Peter Dinklage, Kelvin Harrison Jr.

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Joe Wright croque d’ailleurs très bien ses deux personnages masculins, Cyrano et Christian, respectivement incarnés par le formidable Peter Dinklage et le subtil Kelvin Harrison Jr. En revanche, il passe à côté de sa Roxane : Haley Bennett (qui apparaissait pourtant aux côtés de Peter Dinklage dans le musical original) peine à montrer le personnage au-delà de sa dimension frivole et naïve, et les chansons qu’elle doit interpréter (« Someone To Say » ou « I Need More ») l’insèrent dans des boucles musicales qui ne permettent pas au personnage d’éclore. On en revient à l’équilibre indispensable entre musique et image dans une comédie musicale. La photographie de Seamus McGarvey s’avère splendide en intérieur ou de nuit, dans un cocon secret, alors qu’elle sévit de luminosité rêche en extérieur, desservant le propos filmique. La retenue harmonique de la musique pousse également parfois les protagonistes à ne pas s’exprimer autant qu’ils le pourraient. Si on est tiraillé entre le trop ou le pas assez tout au long du film, on ne peut que saluer le courage de Joe Wright, à se frotter à chaque film avec une sincérité intacte à un style et un contexte nouveaux.

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