The cock is dead ?
Un film glacé et glaçant centré sur le thème du deuil, sinon impossible, du moins douloureux, nous arrive cette semaine de Suède. Son réalisateur, Johannes Nyholm, louvoie entre l’atrocité implacable d’un Michael Haneke et la théâtralité libératrice d’un David Lynch.
Pesant, diront certains. Léger et assez hypnotique, dirai-je… comme le vol d’un moustique qui vous nargue tout au long de la nuit !
Elin, l’épouse, et Tobias, l’époux, ont une enfant nommée Maja. Celle-ci meurt le jour de son huitième anniversaire – fête plus importante qu’il pourrait y paraître de prime abord – , probablement à cause d’une intoxication alimentaire. Johannes Holmes raconte le traumatisme vécu par les deux parents dans les années suivant le décès. Ce choc psychologique, non surmonté, les éloigne l’un de l’autre, les enfonce dans l’affliction.
Un lourd sentiment de faute ronge Elin et Tobias, et elle les condamne à revivre indéfiniment les mêmes événements douloureux. Elle les empêche d’exister sans eux – pas de vacances possibles, donc, pour ce couple partant faire du camping en forêt. Trois êtres maléfiques accompagnés d’un chien féroce les cernent et les harcèlent : un Monsieur Loyal muni d’un bâton, un Ogre avec ses bretelles, une grande Sorcière armée d’un Parabellum. La menace d’être frappé, mordu, abattu est constante. Elle se concrétise parfois, même si elle est de toute façon destinée à faire retour.
Dans l’entretien que j’ai eu avec lui, le 17 septembre, à Paris, j’ai posé à Johannes Nyholm la question de la possible origine scandinave de ces figures qui hantent la forêt. Le réalisateur, souhaitant garder un certain flou protecteur autour de son œuvre, m’a répondu : « Ce ne sont pas des personnages scandinaves connus. Mais je pense qu’il est important que vous sentiez qu’ils sont de vrais personnages mythologiques ».
La répétition des scènes d’intimidation et de violence meurtrière ne doit pas être prise au sens strict, car une évolution se produit au fil du temps narratif, même si celle-ci est chaotique, non linéaire.
Tobias, qui paraît au début ne chercher qu’à sauver sa peau, et qui laisse lâchement sa compagne subir les assauts sadiques des démons sylvestres, parvient progressivement à fuir le danger avec elle.
À un moment, la jeune femme se re-trouve seule dans un paysage recouvert d’un manteau neigeux et se laisse guider par un chat blanc – symbole de féminité -, déjà aperçu à plusieurs reprises. Dans une petite maison, elle assiste à une auto-représentation de la tragédie qu’elle a vécue et de son issue ouverte…
Alors que Tobias, l’homme, semble buter constamment contre le roc du Réel et se perdre dans le labyrinthe de l’Imaginaire, Elin, la femme, a accès au Symbolique et au Parler Autre – l’Allégorie. C’est à la suite de cette expérience que le couple est en mesure de sortir significativement du piège dans lequel il s’est enfermé ou s’est laissé enfermer, et va pouvoir se retrouver… vivre une renaissance.
J’avais remarqué, lors de la projection, le fait que l’actrice qui joue Elin ne ressemble plus à elle-même en cette demeure où a lieu la Représentation sous forme de petit théâtre d’ombres. Johannes Nyholm m’a déclaré lors de notre entretien : « Dans sa séquence de rêve, vous pouvez voir qu’elle traverse sa vie entière. Elle vieillit. C’est toute son existence qu’elle voit défiler et elle ne s’en débarrassera pas. Il y a une sorte d’acceptation de la vie telle qu’elle est » (*).
Il y aurait donc une fin relativement positive à l’aventure de Tobias et Elin… D’autant que sur la route qu’ils parcourent en voiture à la fin du récit, les deux personnages heurtent et tuent le chien que l’on avait vu l’Ogre porter dans ses bras à plusieurs reprises.
Bon débarras, pourrions-nous dire avec eux…
Mais une autre lecture est envisageable…
Puisque le film présente des éléments circulaires – le cadeau reçu par Maja pour son anniversaire est un moulin à musique -, on peut se demander si ledit parcours d’Elin et Tobias ne sera pas encore à l’avenir celui de la répétition du traumatisme, des cycles douloureux. Le chien accidenté n’est pas le fauve qui, dans la forêt, aboyait ventre à terre, mordait, faisait vengeance, et dont la couleur tendait vers le noir. Il est celui que l’Ogre tenait contre lui. Blanc, ensanglanté et mort ; représentant manifestement une victime innocente : Maja, peut-être, et en tout cas l’animal qui, à la fin, sera occis pas la voiture des deux protagonistes.
Il se trouve que Koko-di Koko-da se termine sur l’image de Maja jouant de son moulin à musique et sur lequel sont peintes les images des personnages diaboliques. De là à penser que, en cette œuvre tenant à la fois du cauchemar intrapsychique vécu par les deux parents et du film horrifico-fantastique, l’instance vengeresse est l’enfant dont la présence transcende la mort, il n’y a qu’un pas. D’ailleurs, la musique que fredonne le Monsieur Loyal est la même que celle qui sort du moulin : Koko-di Koko-da, adaptation de la célèbre comptine Le Coq est mort. Cette ritournelle est en fait omniprésente, autant diégétique qu’extra-diégétique. On l’entend également sifflotée par Tobias et elle sert d’accompagnement nyholmien pour plusieurs séquences.
Un autre angle d’attaque est encore possible…
Moult éléments laissent penser que la sexualité du couple, la grossesse d’Elin, et la naissance de Maja sont représentées et vécues comme un problème. Comme des réalités nocives, indésirables, regrettables. Comme des déclencheurs de culpabilité, de peur et d’agressivité.
Le spectateur peut retourner le film tel un gant.
Les aliments qui provoquent une forte allergie chez Elin et tuent l’enfant sont des moules. J’ai posé la question à Johannes Nyholm de savoir si ce fruit de mer a pour les Suédois une connotation sexuelle. « Les Suédois peuvent y penser, même si ce n’est pas aussi évident pour eux que pour les Français » a-t-il répondu. Les eaux – celle d’une rivière traversant la forêt, mais aussi les urines qu’Elin a besoin d’évacuer – sont la source de cette violence exercée par les êtres qui châtient les parents. Au cours du récit, le sexe de Tobias est visé par la grande sorcière portant pistolet et celui d’Elin par les crocs du chien sombre – et le couteau qui sert au protagoniste d’arme de défense, mais aussi de phallus, n’est d’aucune utilité. Lors de l’une de ses attaques, le molosse est en passe de déchirer l’abdomen de la jeune femme, alors que le Monsieur Loyal chante cyniquement : « Yummy, yummy, yummy, I got love in my tummy » – « Miam, miam, J’ai de l’amour dans mon ventre ».
À la fin de ma rencontre avec Johannes Nyholm, j’ai demandé à celui-ci quels sont les cinéastes qui l’ont influencé, qu’il apprécie… « J’aime les cinéastes qui essaient de se réinventer, qui ne sont pas bloqués dans un certain genre de films (…) Je pense que Lars von Trier est un très bon exemple. Vous ne savez jamais à quoi ces films ressembleront. Il expérimente (« play around »). Il est très audacieux. Il a un grand sens de l’humour. Il prend beaucoup de risques. Ce n’est pas toujours bon. Il y a beaucoup de ses films que je n’apprécie pas du tout. Mais quelquefois il en fait des extraordinaires. Ce que j’aime le plus chez lui, c’est qu’il n’a pas peur ».
Koko-di Koko-da n’est que le deuxième long métrage du Suédois, mais nous l’attendons au tournant… en espérant, donc, qu’il saura nous surprendre.
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(*) Johannes Nyholm, à propos de la différence de réactions par rapport au deuil de la part de Elin et Tobias : « Quand j’ai montré le film au Danemark, il y avait une spécialiste des traumatismes et de leurs traitements au sein du public avec lequel j’ai débattu. Dans ses recherches, elle a observé clairement une manière spécifique aux hommes de gérer un grand chagrin, en essayant d’y échapper, de l’éloigner (« fly away from it ») : « Maintenant c’est fait. Ça suffit. Avançons ». Ils tirent un trait dessus (« sweep it under the carpet »). La plupart des femmes, elles, intègrent leur grande tristesse (« dwell into it ») et la gardent en elles pour le restant de leurs jours. Et cette spécialiste a vu clairement ces schémas dans le film ».
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