Contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre, Brooklyn n’a rien d’une comédie générationnelle où des artistes quadragénaires fantasques mais un peu paumés évolueraient dans le quartier le plus bobo de New-York. Non. Brooklyn, c’est l’endroit où débarque – littéralement – la jeune Eilis qui vient de quitter son Irlande natale pour vivre le rêve américain. Si Brooklyn n’est pas une comédie new-yorkaise, le film de John Crowley ne se réduit pas non plus à un énième film sur l’immigration aux Etats-Unis, et cela pour deux raisons. D’abord, parce que le réalisateur, lui-même irlandais, met en lumière tout un pan méconnu de l’immigration irlandaise en adaptant le best-seller de Colm Tóibín : on a généralement en tête la principale vague d’immigration au milieu du XIXe siècle mais on en sait beaucoup moins sur les déplacements de population plus récents qui eurent lieu dans les années 1950. D’autre part, parce que Brooklyn adopte un point de vue féminin inédit en suivant le parcours d’une très jeune femme qui abandonne les siens dans l’espoir d’une vie meilleure de l’autre côté de l’Atlantique.
L’intrigue de Brooklyn est construite autour d’un triangle amoureux : le dilemme entre deux prétendants que tout oppose matérialise efficacement le déchirement d’Eilis entre son attachement à ses racines et un futur incertain mais plein de promesses. A l’instar de l’héroïne d’Orgueil et Préjugés, elle va devoir faire un choix entre deux vies également séduisantes. John Crowley, aidé de Nick Horny pour le scénario, excelle à nous montrer le contraste entre Enniscorthy, le petit village irlandais d’où est issue l’héroïne, et la métropole new-yorkaise. L’écart est tel qu’il semble que ces deux univers sont éloignés non seulement de milliers de kilomètres mais aussi de plusieurs dizaines d’années. Alors que la stérilité, la pauvreté et le poids des conventions entravent la vie des jeunes gens en Irlande, New York apparaît comme un Eldorado fourmillant et coloré où tout semble possible à condition de travailler. En jouant sur des atmosphères et des palettes diamétralement opposées, le réalisateur et son talentueux directeur de la photographie parviennent à mettre en regard l’insouciance du nouveau monde à travers une scène de baignade en Technicolor à Coney Island et la pudeur empreinte de gravité qui accompagne les personnages sur une plage déserte de la côte irlandaise. Cette divergence est encore renforcée par l’opposition entre deux personnages secondaires mais truculents, avatars grotesques de la figure maternelle : à Enniscorthy, Eilis est au service de celle qu’on surnomme « Kelly l’ortie », marâtre doublée d’une commère mesquine et envieuse, avant de tomber entre les mains de Mme Kehoe, sa logeuse à Brooklyn, bonne fée un peu bourrue au bon sens typiquement américain.
Les dîners à la table de la pension de famille sont l’occasion de conversations futiles et de saillies réjouissantes et jouent sur un comique de caractère éprouvé. Ainsi, deux des pensionnaires – incarnation espiègle des deux sœurs de Cendrillon – sont prêtes à tout pour trouver un mari et déclenchent régulièrement l’ire de leur logeuse et chaperonne. Pestes au grand cœur, elles acceptent de donner à Eilis une fantastique leçon de dégustation de spaghettis, avant que la jeune fille ne rencontre les parents de son boyfriend italien. Ces séquences, qui cultivent une veine satirique, garantissent à Brooklyn un subtil équilibre entre la comédie et le drame. Car le film réserve au spectateur un rebondissement particulièrement poignant et l’on regrette que le réalisateur ait choisi de souligner l’émotion par des ralentis. Le jeu particulièrement exceptionnel de Saoirse Ronan dans le rôle de l’héroïne et la beauté de la mise en scène suffisaient largement à toucher le spectateur.
Au-delà de l’intrigue sentimentale convenue, Brooklyn esquisse un beau portrait de femme qui rappelle par son chromatisme glamour, par son attachement à des figures féminines, et par sa tonalité légèrement mélancolique les films de Douglas Sirk. C’est qu’en dépit de la fin très hollywoodienne du film, quelque chose d’un peu amer semble s’annoncer pour l’héroïne. Le destin d’Eilis semble tout tracé puisque le rôle de mère apparaît aux yeux de son conjoint comme à ceux de la société comme le seul accomplissement possible. A ce stade du film, on peut se demander si Eilis saura aussi bien s’émanciper du modèle familial américain qu’elle a su se libérer par l’exil de l’assujettissement aux traditions et aux mœurs de son pays d’origine.
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