En 2014, l’écrivain britannique Martin Amis, près d’un quart de siècle après sa première évocation de la Shoah dans La Flèche du temps (1991), publiait La Zone d’Intérêt. Roman clivant précédé d’un parfum de scandale avant sa parution en France (Gallimard refusa de l’éditer), en raison notamment, de son sujet et du traitement de celui-ci : l’histoire d’un marivaudage bourgeois dans un camp de concentration sur le mode d’une farce absurde et glaçante. L’ouvrage aura peu à peu raison de ses détracteurs et remportera quelques mois plus tard le Prix du meilleur livre étranger. La même année, Jonathan Glazer, compatriote d’Amis, sortait son troisième long-métrage, Under The Skin, adaptation de Sous la peau de Michel Faber, portée par Scarlett Johansson, une sorte d’Ovni SF radical et unique. Cinéaste ayant fait ses armes en signant une multitude de clips (Radiohead, Jamiroquai, Nick Cave, Massive Attack,…) et de publicités, avant de passer au 7ème art en 2000, avec un coup d’essai intitulé Sexy Beast, il accédait enfin à une certaine reconnaissance critique. Il avait au préalable mis en scène le fascinant et bouleversant Birth, très froidement reçu en 2004, timidement réhabilité depuis, en dépit de la prestation stratosphérique de Nicole Kidman (nominée aux Golden Globes). Ce film et le suivant auront contribué à inscrire son auteur dans le sillage imposant de Stanley Kubrick et à le placer en potentiel héritier légitime. Le premier pouvant facilement être relié à Eyes Wide Shut, par la présence de la même actrice principale et la peinture acerbe d’une certaine bourgeoisie new-yorkaise. Le second se relierait d’évidence à 2001, même si l’œuvre brassait plusieurs horizons entre une approche quasi-documentaire aux airs de réalisme social Loachien et des images proches de l’installation artistique. Le léger paradoxe dans ce parcours étant qu’il a obtenu ses meilleurs retours critiques avec sa réalisation la moins évidente et possiblement la plus retorse. Autopsie de la condition humaine, réflexion sur son actrice, Under the Skin rompait avec les procédés de narration et de mise en scène classiques pour fabriquer ses propres normes, infinies et inoubliables. Dix ans plus tard, il délocalise de nouveau son cinéma (après l’Espagne, les Etats-Unis et l’Écosse) pour se poser en Pologne. Pour la deuxième fois consécutive, il adapte un roman, le fameux La Zone d’intérêt de Martin Amis, dont il modifie partiellement la trame. Contrairement à ses entreprises précédentes, il écrit ici seul. Après deux passages à la Mostra, il fut pour la première fois de sa carrière sélectionné en compétition à Cannes où s’est produite une nouvelle coïncidence temporelle : l’écrivain décéda le jour de la projection. Très vite considéré comme l’un des temps forts de l’édition, le film obtient le Grand Prix tandis qu’Anatomie d’une Chute avec la même Sandra Hüller triomphait avec la Palme d’or. Le récit suit le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss (Christian Friedel), et sa femme Hedwig (Sandra Hüller) qui s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin à côté du camp…
À travers La Zone d’Intérêt, la problématique suivante semble s’imposer à Jonathan Glazer : comment évoquer l’Holocauste de nos jours, alors que la mémoire s’efface peu à peu, et que certaines évidences (dont la réalité de la Shoah) semblent de moins en moins acquises ? Ce dilemme s’accompagne de facto d’autres questions naturelles. Comment regarder l’immontrable ? Comment transfigurer un tel sujet ? Comment filmer la banalité du mal sans la normaliser ? Comment allier sur cette base le sensoriel et le théorique, le physique et le politique ? Nous découvrons les réponses apportées par le cinéaste britannique, conscients d’une donnée primordiale: jusqu’à présent aucune de ses réalisations ne se ressemble. Un projet commun à toutes ses fictions consiste, entre autres, à trouver la grammaire adéquate à ses histoires, quitte à défricher et inventer des formes inédites, plutôt qu’à se raccrocher (limiter) à un style déjà existant. Si Zone of Interest s’ouvre sur un écran noir de plusieurs minutes, le métrage a déjà commencé depuis longtemps d’un point de vue sonore. Sound design et musique de Mica Levi (deuxième collaboration après Under The Skin) impulsent ainsi les premiers mouvements et guident les impressions tandis que nous sommes suspendus face à une image neutre et fixe. Jonathan Glazer nous immerge dans l’indescriptible et l’impossible, nous contamine sans prévenir. Un film est audible, vivant et effrayant. Ce fond noir inaugural peut autant symboliser le hors-champ que constituer un espace nous invitant à construire nos propres visions, nous laissant seuls avec nos souvenirs et notre imaginaire. En somme, nous voilà d’entrée impliqués et éprouvés, dans une œuvre qui, comme la précédente, va se montrer aussi intensément cérébrale qu’organique. Glazer assume une esthétique, voire une certaine sophistication, empruntant là une sente assurément ardue, susceptible de faire basculer à tout moment l’ensemble dans l’indécence. Ici, la précision clinique quasi kubrickienne sert à chaque instant un dessein. Sous ses deux déclinaisons que sont l’image et le son, Il utilise tous les procédés plastiques imaginables pour transmettre ses intentions. C’est donc avec un brin de toupet que la mise en scène s’autorise l’usage de codes du cinéma horrifique, ne reculant devant aucun artifice pour bousculer le spectateur qui se trouvera directement confronté à ses perceptions.
Le décor du film est un Eden, un jardin idéal enserré à la manière d’un cloître. La beauté des fleurs et de la nature, juxtaposé à l’horreur, focalise les regards. Le camp lui-même se trouve hors-champ, il existe par un bruit insupportable, incessant, composé de cris s’échappant d’une sorte de rumeur industrielle. De la violence et de l’abjection, nous ne verrons rien ou presque, de la fumée s’échappant en arrière-plan ou des barbelés, rien de plus. Nous entendrons davantage. C’est la première réussite du cinéaste, présenter un mal à visage humain, banal, tout en ne taisant jamais ce qui se joue au même instant pour mieux le rendre palpable. De son aveu même, le long-métrage se construit en trois films, l’un visuel, l’autre sonore et le troisième correspondant à la conjugaison des deux autres. Cryptique et pleinement intelligible, il s’appuie autant sur un angle d’approche inédit (dépeindre le pire à travers sa face « normale ») qu’un dispositif cinématographique qui l’est tout autant. Cependant, la rigueur et la précision de la mise en scène ne se font jamais étouffantes ni répétitives. La distance observée vis-à-vis des personnages laisse toujours une zone d’imagination et d’émotion au spectateur, contraint de se projeter dans le récit et les situations mais plus encore de se positionner. En cela, La Zone d’intérêt évacue la question dogmatique par sa propension à inclure activement celui ou celle qui écoute ou regarde au cœur de son projet. Aussi, en dépit de l’essentialité de son sujet, Jonathan Glazer ne se limite pas à une évocation démonstrative (aussi original soit le point de vue qu’il développe). Son refus du moindre sensationnalisme, sa faculté à contenir le pire, permet en contrepartie de faire ressortir la monstruosité quotidienne avec une minutie glaçante. En bordure du jardin se trouve la maison de la famille du Commandant Höss. Ceux-ci, des parvenus, terriblement médiocres, sont non seulement conscients de l’horreur du hors-champ, mais acceptent d’en jouir pleinement. Hedwig, l’épouse jouée par une Sandra Hüller méconnaissable, révèle sa cupidité au détour d’une scène d’exposition écœurante. Nous la voyons trier les effets personnels volés aux déportés fraîchement arrivés et se parer d’un manteau de fourrure. Tous les détails susceptibles de rattacher ces affaires aux humains auxquels elles appartenaient sont effacés sans vergogne. Rudolf Höss, interprété par Christian Friedel, est quant à lui montré dans un instant similaire où il répartit la monnaie des déportés par devise. La famille est mise en scène au centre de cette maison, laquelle est captée de manière à rendre sa topographie impossible, distordue, labyrinthique, à l’instar de l’hôtel de Shining par exemple. L’effet renvoie à la perte des repères des humains qui habitent ce lieu, jouant à la famille parfaite dans le vacarme.
L’absence de violence visible à l’écran (à son maximum une domestique sera sommée de nettoyer un sol sale), outre une doctrine cinématographique assumée, a pour effet implicite de la répandre sur chaque parcelle du cadre. Au cours d’un dialogue entre Hedwig et sa mère, cette dernière évoque sa déception d’avoir raté le bien de son ancienne employeuse juive à une enchère. Mesquinerie poussée à l’extrême, rancœur et envie de revanche sur ceux ou celles qui ont plus, il est fréquemment question d’ascension sociale dans La Zone d’Intérêt. L’officier et sa femme, Allemands de la classe moyenne, se sont élevés durant et « grâce » à l’Holocauste, ils sont dès lors prêts à tout pour conserver leurs acquis et leurs rangs nouveaux. Avatars d’une bourgeoisie immorale et sans scrupules, ils ont construit leur paradis en étant les témoins privilégiés d’un enfer qui ne les affecte pas ou plus. Au détour d’une scène de réception, l’esprit perverti du commandant s’exprime au téléphone, quand il explique à son épouse la difficulté à gazer la pièce dans laquelle il se trouve en raison de ses architectures. Le ton, détaché, semble complètement dissocié de son propos. Au préalable, nous avions pu assister à une réunion de cadres en fonctions dans les camps, au cours de laquelle il est question d’une « nécessité » d’augmenter la cadence d’extermination. Banalisation de l’horreur à son comble, l’innommable (qui n’est pas nommé directement d’ailleurs) est réduit à un processus industriel, une dimension logistique : déshumanisation définitive d’individus au service d’un projet inqualifiable. Du mode de travail des nazis à la nazification de l’entreprise il n’y a qu’un pas, que le cinéaste n’hésite pas à franchir. La promotion de Rudolf Höss s’accompagne d’un langage de commercial qui n’aurait rien à envier à un jeune cadre dynamique d’aujourd’hui, à un libéral décomplexé.
La façon dont Jonathan Glazer dépeint cette néo-bourgeoisie prête à tous les renoncements moraux, toutes les compromissions, interroge quant à une indifférence très contemporaine. Cette épouse n’est-elle pas l’incarnation d’une Allemagne conservatrice sur le retour ? Le pays étant devenu l’épicentre du capitalisme au sein de l’Union européenne. C’est ainsi qu’en creux, Jonathan Glazer s’affranchit de son sujet principal, la Shoah et un obligatoire devoir de mémoire, pour tendre un double miroir, l’un au présent, l’autre à nous-mêmes. La fausse rigidité de sa mise en scène se relève; peu à peu les temporalités et esthétiques s’entremêlent, le dispositif inaugural se débride. Le réalisateur délivre des visions en caméra infrarouge en noir et blanc, proches de l’animation en guise de ruptures esthétiques durant des passages liés à un conte. Ces instants irréels, respirations bienvenues, tendent vers la dimension biblique des premiers récits (le jardin d’Eden du couple Höss). Ils appuient la nécessité de l’imaginaire et du merveilleux pour disposer d’un échappatoire à l’horreur. Ces parenthèses très stylisées révèlent, à travers les dérisoires actes de résistance d’une jeune fille, une humanité si saugrenue qu’elle en devient fantasmagorique. Dans son final labyrinthique, rappelant de nouveau le spectre kubrickien, toujours avec Shining (les tunnels répondent aux couloirs de l’hôtel), passé et présent se croisent, se répondent. Le camp devenu un musée, l’image est effroyable, la manière dont il est entrevu renvoie irrémédiablement à la façon dont il était autrefois géré, comme si la déshumanisation avait perduré, et que nous nous étions simplement habitués. Comme la famille Höss, nous, spectateurs, avons fini par nous acclimater, ne plus prêter attention. Cette prise de conscience glaçante constitue en soi une expérience, ajoutée au mécanisme d’identification vis-à-vis des personnages (le couple en quête de sa jeunesse, le bon père de famille aimant et attentif aux besoins des enfants, la pause cigarette comme un instant glané par une mère de famille fatiguée…). Ce regard sur une apparence de normalité, en réalité corrompue et cynique, provoque le malaise et confère au film toute sa force. C’est aussi à nous que Jonathan Glazer s’adresse en fin de compte, pour sonder notre propre rapport à l’Histoire et ses atrocités, interroger notre sensibilité et éventuellement réveiller notre indifférence. D’évidence, quand le souvenir n’est plus suffisant, ressentir peut devenir nécessaire. Expérience visuelle et sonore d’une ampleur, d’une intensité, d’une intelligence et d’une densité vertigineuses, La Zone d’intérêt est un choc inouï et durable qui pourrait faire date. Jonathan Glazer sidère de l’ouverture aux ultimes secondes. Sa maîtrise absolue vient nourrir d’un même élan sa liberté formelle et notre espace de réflexion et d’émotion.
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Mastain
J’ai adoré ce film pour sa brutalité suggérée, tout est glaçant et cynique à un point que j’ai rarement ressenti. Je ne dois pas être la seule car le silence absolu de la salle est preuve d’un profond malaise créé par J. Glazer dès l’écran de départ. Pour moi c’est une totale réussite.