Le cinéma de Jordan Peele déconcerte les spectateurs adeptes d’immédiateté, de questions auxquelles on peut apporter des réponses claires et définitives, de chemins dont on atteindra nécessairement l’issue, qu’ils soient linéaires ou tortueux. De ce point de vue, Nope divise nettement ceux qui le voient, opposant les farouches défenseurs de ses mystères cryptiques (dont nous faisons partie) et les contempteurs de ses pourtant formidables impasses.

Fascination du regard (S. Yeun) (©Universal Pictures International)

Son troisième long métrage pourrait évoquer un tiroir apparemment mal rangé, empilant pêle-mêle tout et son contraire au risque de perdre les amateurs d’œuvre au carré. Dans ce désordre en forme de bric-à-brac qui s’avère cependant au contraire être méthodiquement organisé se trouvent deux clés au premier abord minuscules mais qui permettent d’ouvrir l’immensité discursive du film. Deux points de détail qui saisissent le regard, qui intriguent par leur incongruité et qui font de Nope ce qu’il est vraiment : une petite bombe théorique dissertant de façon puissante et originale sur l’image, sur sa force d’aliénation et de fascination, et sur les différences possibles d’attitudes spectatorielles qui font qu’elle est un puits dans lequel on peut irrémédiablement chuter (un peu à la manière des fascinants reflets carrolliens du second film de Peele, Us [2019]) ou, au contraire, un animal sauvage qu’on peut dompter.

La première de ces clés se trouve dans une séquence (anthologique) mettant en scène un tournage de sitcom comme Hollywood en produit à la chaîne qui dégénère ; au milieu du chaos se trouve une chaussure conservant sans raison une position verticale, pointant vers le ciel sans que rien ne permette de voir ce qui la maintient en suspension. A l’intérieur d’une séquence qui semble elle-même émancipée du film (mais l’est-elle vraiment ?), cette chaussure représente une étrangeté, un affront fait au réel et à l’interprétation. Et c’est en cela qu’elle s’avère passionnante : cet élément surnaturel a-t-il une raison d’être autre que celle de stimuler l’imaginaire et les qualités herméneutiques d’un spectateur qui se demande vertement ce que cette chaussure fout là ? Et si cet objet faisait partie intégrante du propos même de Jordan Peele sur la fiction moderne ne considérant plus le spectateur comme un être doué d’intelligence mais au contraire prêt à avaler la facilité de ce qu’il regarde plus qu’il ne voit sans se poser plus de questions qu’il ne serait nécessaire ? Le fait de placer cet élément dans le cadre d’un tournage de sitcom avec boîte à rires et animaux instrumentalisés comme chair à audimat démagogique n’est pas innocent : l’incongruité de la chaussure associée à la brutalité de la scène dans laquelle elle apparaît devient une manière de restituer au spectateur devenu passif sa véritable activité face à l’image. Elle est signe vide, réactualisation du fameux McGuffin hitchcockien utilisé ici dans une démarche résolument post-moderne misant sur une réappropriation de l’interprétation et de sa complexité par des spectateurs observant l’image de trop près et devant prendre de la distance pour mieux appréhender le monde qu’on leur propose. De ce point de vue, Nope n’est pas si éloigné de ce que David Cameron Mitchell a théorisé dans son magistral Under the Silver Lake (2018), amoncellement de signes, de preuves, d’indices ouvrant ou fermant les portes et servant à résoudre une enquête qui n’en est pas vraiment une, simplement révélatrice de l’assoupissement analytique et la vacuité métaphysique de son personnage principal interprété par Andrew Garfield.

Néo-McGuffin comme clé du film ? (©Universal Pictures International)

La seconde clé prolonge la première : suite à l’une des premières apparitions extraterrestres, O.J. (Daniel Kaluuya, minéral à souhait), sa sœur Emerald (Keke Palmer, contrepoint parfaitement excentrique à son partenaire) et Angel, employé plus ou moins ufologue à ses heures perdues du magasin où les deux premiers ont acheté leurs caméras de surveillance (interprété par Brandon Perea) se retrouvent à l’abri dans l’appartement urbain de la jeune femme du groupe ; ils se retrouvent à s’isoler parfaitement du monde réel en s’immergeant derrière l’illusion créée par leur casque de réalité virtuelle. Seul O.J. reste les yeux ouverts sur le monde, seul personnage du film à ne pas être avalé par la fascination de l’image. A garder cette distance lui permettant tout à la fois de décrypter le monde, de l’interpréter et de le comprendre pour le mieux dominer et en combattre les dangers. Le personnage se différenciera de tous ceux qui l’entourent durant tout le récit par sa façon de ne pas se laisser bercer par l’illusion des apparences dues à l’idée même de représentation, par son refus de la cécité paradoxalement provoquée par l’impérieux besoin de voir. Par son combat contre ce trou noir qu’est l’image, dans lequel on ne peut qu’être absorbé jusqu’à l’aliénation si on le regarde trop fixement. O.J. est de ce point de vue un Orphée qui ne se serait pas fait avoir par son obsession de faire de la visibilité la seule preuve tangible du réel (ce qui est représenté chez Cocteau dans son Orphée [1950] par une traversée de miroir, à l’instar de ce qui se joue dans Us).

Cow-boy moderne (D. Kaluuya) (©Universal Pictures International)

Rien de plus cohérent que de discourir sur l’aliénation contemporaine en usant de ce genre très codifié de l’invasion alien, permettant par ailleurs d’appliquer à lui-même ce qu’il semble théoriser sur la force hypnotique de l’image. De ce point de vue, Nope est sans conteste un film proche du blockbuster, aux allures d’entertainment à la Spielberg (on peut penser par ses jeux d’ombres et de lumières dans de grands espaces nocturnes à quelques scènes de Rencontres du troisième type [1977]) mais dont les ambitions sont moins directement de divertir son public (ce qu’il fait tout de même avec un certain talent) que de préparer le terrain pour sa réflexion sur les modalités d’un divertissement hollywoodien usant de l’hyper-visibilité pour en mettre plein les yeux au détriment de la solidité des récits. Jordan Peele, tout au long de son troisième long métrage, ne semble avoir d’autre objectif que de désosser avec méthode la machinerie du grand spectacle du cinéma américain, son instrumentalisation des animaux à des fins mercantiles (des chevaux qu’élève O.J. afin de les faire participer à des tournages au chimpanzé-vedette de la scène la plus saisissante du film), son obsession du pouvoir du virtuel sur le réel (Peele parle bien de la prédominance de l’effet spécial comme noyau de la mise en scène du cinéma-fête foraine contemporain), de l’immédiat sur l’attente (ce que nous disions en ouverture de cette chronique sur l’approche que certains spectateurs peuvent avoir face aux films du réalisateur : Peele tend peut-être un miroir à ses détracteurs). Pour ce faire, il utilise le bête de foire de son petit parc d’attractions filmique qu’est l’extraterrestre, polarisant tous les regards, semblant absorber tout ce qui l’entoure, animal-spectacle comme les sont les chevaux de western ou les singes savants mais éliminant littéralement ceux qui posent leur regard sur lui.

Hollywood comme espace virtuel (D. Kaluuya, K. Palmer) (©Universal Pictures International)

L’entièreté de Nope repose sur la vacuité du regard se transformant en danger (le miroir tendu au cheval apercevant alors son œil noir et s’énervant en une violente ruade est aussi dangereux que le regard humain fixant l’œil noir de l’extraterrestre jusqu’à la mort). Le choix du genre de l’invasion alien n’est donc que confirmation du discours que semblaient ouvrir les deux petites clés précédemment abordées : Jordan Peele consacre son film, éminemment hitchcockien, à reconsidérer la place du spectateur dans le dispositif cinématographique, à lui redonner son importance dans la vie de l’œuvre en lui restituant cette intelligence et cette distance du regard que la politique des studios lui a cyniquement retirées pour lui procurer un confort paradoxalement néfaste. Ce titre en forme de dénégation est donc presque programmatique : le terme « nope » exprime bien le refus d’un cinéaste de laisser son spectateur tranquille, l’obligeant à s’impliquer dans les diverses pulsations du film par l’intelligence de son regard et par la revitalisation de son sens analytique. Le plus beau «  Nope ! » du film est celui d’O.J. qui, devant l’irruption soudaine de l’extraterrestre, remonte dans sa voiture pour ne pas le voir, cherchant alors par la dénégation à réinterpréter un état de fait qui ne lui convient pas et à remodeler le réel : ou quand le fait de dire « non » devient par essence ambition révolutionnaire. Par le truchement de son geste théorique salutaire, Jordan Peele se fait donc également véritablement politique, prônant un dynamitage en règle des systèmes de pensée hollywoodiens grâce à une œuvre inconfortable pour ceux, créateurs comme spectateurs, qui s’y étaient conformés par habitude ou fainéantise. Faux blockbuster, Nope s’avère donc avant tout le meilleur film d’un Jordan Peele qui affine judicieusement la puissance contestataire de son cinéma en faisant de son opacité et de son mystère les véhicules même de son propos. Très belle œuvre !

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A propos de Michaël Delavaud

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