« Je viens d’un pays aux paysages paradisiaques où il existait un train rouge qui reliait le Sud au Nord. Nous l’appelions “Le Démon“ ».

Aux images de construction de voies ferrées succèdent celles de wagons rouillés désormais abandonnés avant qu’un tortillard de fête foraine accueille le jeune fils du cinéaste. Jude Ratnam affiche ainsi l’identité de son film : revenir sur les trente années de guerre civile qui ont saccagé son pays sous la forme d’un journal filmé, voyage dans le temps et dans les mémoires d’un peuple orphelin de sa propre histoire, quand gouvernement sri lankais et communauté internationale privilégient l’amnésie.

Le cinéaste tient à proposer un récit à hauteur d’homme qui, s’il s’adresse avant tout à ses compatriotes, permet également de révéler au monde la nature d’un conflit sanglant né comme tant d’autres aux racines de la colonisation. Pour asseoir son pouvoir, l’occupant britannique privilégie les Tamouls minoritaires et les livre de fait aux rancœurs des Cingalais dès l’indépendance de 1948. La guerre civile éclate réellement en 1983 pour s’achever en 2009. Si le conflit oppose d’abord les deux communautés linguistiques, l’hégémonie des Tigres Tamouls conduit rapidement à des combats fratricides.

Accompagnant son oncle, ancien combattant opposé aux Tigres Tamouls, Jude Ratnam recueille de nombreux témoignages et propose un travail de mémoire qui se construit au fur et à mesure que le film avance. À l’image d’un réseau ferré, Demons in paradise quadrille le Sri Lanka de Colombo au nord de l’île et propose une sorte de maillage mémoriel qui, par la libération de la parole et la mise en perspective de la complexité des conflits internes à la communauté tamoule, permet de relier passé et présent dans un même flux narratif.

Jamais submergé par l’ampleur et l’ambition de son projet, Jude Ratnam filme avant tout des femmes et des hommes qui se retrouvent et évoquent ensemble les souvenirs souvent douloureux qu’ils ont besoin de partager. Sans rien brusquer, cadrant le moment des retrouvailles (celui qui voit les uns et les autres se reconnaître) avec la même bienveillance que les échanges plus intimes, il se pose en observateur impliqué. Le plus souvent présent à travers une voix off qui évoque des faits personnels ou crée le lien entre les différents lieux et témoignages, il donne à son film une tonalité douce et apaisée dans cette volonté revendiquée de permettre à ses compatriotes d’avancer après avoir pansé leurs plaies.

Au-delà de la valeur des interventions et du caractère unique de ce premier film évoquant la guerre civile sri lankaise, Demons in paradise rappelle combien le cinéma peut encore provoquer le dialogue et redonner aux images un pouvoir humaniste et fraternel.

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