Juho Kuosmanen – « Compartiment n°6 »

Une jeune Finlandaise prend un train à Moscou pour se rendre sur le site archéologique de Murmansk.
Elle va devoir partager son compartiment avec un inconnu.
Cette cohabitation et d’improbables rencontres vont peu à peu rapprocher ces deux êtres que tout oppose.

Après avoir décroché le Prix Un Certain Regard en 2016 avec Olli Mäki, Juho Kuosmanen propose un très beau film, très pénétrant, sur un voyage, qui devient petit à petit un film sur le voyage en général, qui est un voyage lui-même. Il en épouse les différents mouvements et en restitue si bien les sensations, intactes, qu’on est amené à sentir comme une légère nostalgie, moins d’une époque que d’une certaine expérience : celle de se retrouver assis dans le même compartiment que des gens qu’on ne connaît ni d’Ève, ni d’Adam, avec qui on se regarde d’abord en chiens de faïence, pour finir par se confier beaucoup, avant de se séparer pour toujours.

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Il n’aurait pas à faire beaucoup plus pour laisser s’exprimer la profonde poésie de ces moments d’unisson et de partage éphémères – profonde parce qu’elle est totalement intérieure et muette, et parce qu’elle naît du contact humain pur, dépouillé de toutes les interférences –, mais en l’entourant de circonstances un peu existentielles (l’étrangère qui traverse la Russie quitte pour Mourmansk « son Moscou » pour se rendre compte en chemin, d’un coup, que ce Moscou qui tenait à quelques images dans un caméscope s’est déjà évanoui, qu’il n’a peut-être pas existé, ni elle à lui), un peu romanesques (à travers le motif quasi-métaphorique de la quête d’une trace de civilisation ancienne qui se dérobe jusqu’au bout), et à travers une mise en scène qui sait scruter les visages de près mais aussi replacer les corps solitaires dans les vastes paysages froids après une rencontre de courte durée (mais vécue de manière totalement entière, totalement candide), le réalisateur finlandais décuple cette poésie, l’enfle d’un lyrisme d’autant plus viscéral qu’il est sobre et pudique.

Tout ici est parfaitement dosé : les dialogues (d’abord réduits au minimum, défiants, puis maladroits, puis totalement ouverts et sincères en peu de mots, dont on sait qu’ils sont compris par cet Autre qu’on vient de rencontrer et qui n’est déjà plus l’Autre, mais tout son contraire), la photographie (active sans être lourde, sans trop faire sentir sa présence constante et très attentive), l’organisation du voyage en différentes étapes (différents actes qui renvoient discrètement à une certaine organisation du récit pas tellement éloignée de ces contes traditionnels russes où l’on va d’abord trouver la première baba yaga, puis la deuxième, etc.), ce qui transparaît de la culture de ce pays et de sa manière de recevoir (notamment à travers la cheffe de train, d’abord revêche puis grand-maternelle), et puis la rencontre du compatriote avec lequel on n’a plus vraiment d’affinités, qui permet de mesurer à quel point l’identité du voyageur qui s’investit vraiment, qui part à la rencontre, est changée à jamais. Elle n’est déjà plus ceci, sans devenir totalement cela non plus ; elle se retrouve quelque part entre ces deux choses pas tout à fait bien définies non plus.

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C’est que pour accéder à l’expérience de rencontre si précieuse, humaine et intense qui s’offre ici au personnage de la Finlandaise et au voyageur en général, dans un train russe ou ailleurs (et possiblement à n’importe qui dans la vie), il faut d’abord accepter une perte de ses repères, y compris identitaires, accepter d’être l’étranger, d’arriver seul, de n’être pas toujours rassuré…, mais on est si richement payé de retour qu’il suffit de l’avoir vécu une fois pour ne plus jamais hésiter à se jeter de nouveau dans l’inconnu, à partir. C’est ça que nous offre Kuosmanen, et c’est beau.

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A propos de Bénédicte Prot

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