Récompensé à Locarno avec le Léopard d’or, Règle 34, œuvre très curieuse, à la fois charnelle et théorique, aborde de front un sujet sociétal qui parvient à tisser un véritable arc narratif entre deux pôles antinomiques, l’un appartenant à la sphère du privée et l’autre à celle du public. Pour étayer un début d’explication, référons-nous au titre. Qu’est-ce que la règle 34 ? Il s’agit d’une catégorie érotique ou pornographique qui suggère que sur n’importe quel sujet, il existe un équivalent pornographique. La maxime de cette règle est d’ailleurs « Si ça existe, il y a du porno à ce sujet ». Pour donner un exemple simple, les mangas destinés à al jeunesse se transforment en hentai dans leur version porno. Le film s’approprie cette notion en explorant deux univers distincts, qui par l’intermédiaire du protagoniste central, vont se recouper, ou du moins trouver une résonance sous la forme d’un miroir déformant et/ou inversé.

Règle 34

Copyright Wayna Pitch

Simone est une étudiante en droit le jour, engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes au sein même d’une société brésilienne oppressive. Rappelons-le, le film a été réalisé sous le gouvernement de Bolsonaro qui a instauré un régime d’extrême droite affichant clairement une nostalgie pour les dictatures militaires et une absence de considération pour les droits des femmes et des homosexuels. Cette étudiante, qui n’est pas à une contradiction près, endosse la nuit le rôle d’une camp girl devant son ordinateur, moyen comme un autre de gagner sa vie. Sauf que progressivement, elle va explorer ses propres penchants masochistes, ses fantasmes inavouables qu’elle va partager avec des clients peu recommandables, peut-être les mêmes qu’elle combat quotidiennement dans son action militante. La règle 34 s’applique au récit de manière très claire : là où existe une violence exercée sur les femmes dans la vie réelle cela se reproduit, même dans un cadre fantasmatique, dans la pornographie.

Sans pudibonderie ni voyeurisme, Règle 34 commence très fort avec une séquence frontale où Simone se masturbe plein cadre. La réalisatrice fuit la litote, n’élude pas la dimension sexuelle de son film, quitte à provoquer un malaise. Plus tard, Simone, très concentrée, assiste à  un cours universitaire, analyse critique de la situation politique du pays. Júlia Murat a construit un personnage passionnant, qui malgré son jeune âge, a vécu. Simone a édifié une barrière entre deux espaces qui a permis de structurer sa personnalité. D’un côté, elle évolue à l’intérieur d’un environnement social sain, dans une dynamique d’ouverture et de contestation, et de l’autre côté, dans un espace intime, elle se laisse aller au vertige d’une sexualité trouble et sans tabou. Progressivement, Simone va repousser ses limites et faire voler en éclat cette fameuse barrière au point de se mettre en danger, physiquement et psychologiquement. En découvrant ses propres intérêts sexuels, elle s’immerge dans un monde de violence et d’érotisme qu’elle pensait maîtriser. Cette frontière poreuse s’applique au film qui démarre sous les auspices bons teints d’une analyse un peu démonstrative (et dans l’air du temps) de la société brésilienne à travers le prisme du sexe et de la politique pour dériver vers une sensation de vertige assumée par la réalisatrice, attirée par ce qu’elle voulait dénoncer au départ dans un lâcher-prise assez perturbant.

Règle 34

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Réflexion passionnante sur un pays patriarcal régi par une violence systémique, intégrée et acceptée par la majorité, victimes et bourreaux confondus, Règle 34 est un film étonnant, dérangeant qui se refuse à toute forme de moralisme. La pornographie n’est pas pointée du doigt comme un fléau. Son instrumentalisation est liée au système en place.  Le  porno extrême et potentiellement dangereux se niche au cœur d’une société qui fait de la violence même son programme politique. Le débat sur le consentement y est d’autant plus traité avec pertinence que l’angle adopté est singulier, et que cette ambiguïté autour de la violence de la sexualité consentie et recherchée constitue le reflet d’un chaos universel.  Júlia Murat diffuse  aussi l’idée que la nature humaine est complexe et qu’un individu équilibré, peut être attiré par ce qu’il combat tous les jours dans un cadre où des règles sont fixées. Entre la pulsion et la raison, un gouffre existe. Et c’est tout le mérite de la cinéaste de fouiller là où ça gratte, à travers la psyché de son héroïne, formidablement interprétée par l’étonnante Sol Miranda qui n’a pas froid aux yeux et se met littéralement à nu à l’écran au sens propre comme au figuré.

On se demande si la réalisatrice ne s’est pas rappelée du magnifique A la recherche de Mister Goodbar (1977) tant Règle 34, pourrait s’apparenter à sa relecture contemporaine de la descente aux enfers de Richard Brooks. Souvenons-nous, Diane Keaton y interprétait une enseignante pour enfants sourds le jour, se lançant dans une vie sexuelle débridée la nuit, de plus en plus dangereuse, jusqu’à l’inéluctable. On avait reproché à Brooks un regard puritain, alors que toute sa force était de tendre vers le libre-arbitre, de livrer une observation crue qui suivait le parcours de son héroïne, ne la lâchait pas, évitait le jugement mais montrait le danger. C’est exactement ce que fait la réalisatrice, qui respecte Simone et ses choix, la regarde évoluer, risquer de plonger en enfer, dans une tension croissante pour le spectateur, jusqu’à un dernier plan magistral.  Car in fine, Règle 34 laisse respirer la chair et le cœur  ; son apparence didactique initiale est un leurre parfait, une induction en erreur. Júlia Murat fait de l’intime et du social deux constats contemporains qu’elle confronte, entremêle, entrechoque. Règle 34 n’impose jamais de point de vue : elle nous met face à ce paradoxe et à nos propres contradictions –  entre la peur et l’excitation, le rejet et l’attirance –  dans une situation d’inconfort total. Cette absence de positionnement s’avère d’une grande intelligence car elle permet au spectateur d’être actif et acteur du film. De (se) questionner plutôt que de répondre. Eros et Thanatos s’y expriment avec fureur  : plus Simone avance dans son parcours, plus transparaît une autre attirance qui trahit son mal être, sa difficulté d’appartenance au monde : une attirance pour la mort. Il ne s’agit plus seulement de plaisir et de souffrance, mais d’hésitation à disparaître.

Règle 34

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Ce film singulier et engagé, souffle le chaud et le froid  à travers sa mise ne scène cérébrale et sensuelle, privilégiant les couleurs chaudes et les plans fixes installant une véritable tension dramatique. Pour information, il existe une petite série B inoffensive et moralisatrice sur une trame identique Angel, qui ne valait que pour son accroche : « Étudiante le jour, bonne p… la nuit ». Une accroche putassière qui collerait presque à Règle 34 si l’on en évacuait l’essentiel.

(Brésil/2022) de Júlia Murat avec Sol Miranda, Lucas Andrade, Lorena Comparato

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