Les nuits nues

«  …moi ce qui m’a frappé dans la drogue, c’est que c’est absolument loin de vous couper de la réalité » (Foucault).

Premier long métrage de Julian Ballester, Midnight Ramblers «  pénètre une nuit en particulier » (1)celle de jeunes toxicomanes qui «  voyagent » dans les rues de Montréal et dont l’instinct sensible les pousse à y déployer leur douleur mais aussi parfois quelques rêves.

Nuit après nuit,  Kye, Tobie, Paul, Kim et Tatoo déambulent, pris dans un mouvement de déterritorialisation, traçant une ligne de fuite, à la recherche de ce monde indifférencié, indécidable que seule la drogue peut leur «  offrir ». Égarés, expulsés d’une vie normée, cette «  réclusion » pourtant voulue, décidée, marque tous leurs itinéraires. Autant de nuits qui ne sont autres qu’eux-mêmes. Parce-que chacun de leurs déplacements, chacune de leur errance, redoublent un cheminement intérieur, mimant en quelque sorte le va-et-vient de leur quête.

D’abord, faire la manche afin de pouvoir se payer sa dose. Et là c’est le premier geste d’élégance du cinéaste qui filme ses personnages en plan serré, à hauteur de leur regard, alors qu’ils sont «  à terre ».

Puis la  caméra glisse vers les rues traversières, là où il n’y a plus de lumière. De très beaux plans larges et vides (brisures de verre sur le bitume, canette qui roule sur l’escalator, ruelles labyrinthiques), immobiles, apparaissent comme autant de plans de l’état d’absence au monde de ces jeunes, arrivés « à un point où (ils) ne veu(lent) plus savoir qui (ils sont) », « ne ( voulant)  pas affronter dans la réalité qui (ils sont) » , se sentant « isolé(s), seul(s), tout seul(s) à le vivre, le comprendre, le percevoir ». Plans vides aussi car, enfermés dans leur solitude, ces jeunes garçons et  filles errent bien dans des déserts. L’immobilité insiste sur la torpeur mais fait ressentir également un temps suspendu : c’est aussi là, dans cette nuit, que les toxicomanes accèdent à un état de présence, revenant à leurs corps qu’ils remplissent de cette substance. Là où ils trouvent une issue, «  un moyen de couper les émotions », « couper les sentiments ». Et la caméra alors se met elle- même au repos le temps d’un trip. Le fond est plié ainsi à la forme, témoignant de cette volonté du cinéaste de  » filmer au plus proche » (2).

Car Julian Ballester a suivi Kye, Tobie, Paul, Kim et Tatoo pendant une année, avec ou sans sa caméra, et a partagé leur quotidien. Il recueille d’ailleurs d’une façon extrêmement délicate leur parole. Une parole alors confiante, même dans ses silences, qui évacue le pourquoi mais exprime cette épreuve de la perte de soi, cette épreuve du vide, cette «  expérience déchiquetée » (2) consistant en un émiettement de la subjectivité. Parole sensible mais aussi lucide. Une lucidité qui montre à quel point la drogue est « loin de (les) couper de la réalité », et dévoile avec pudeur leurs questionnements, leurs doutes, leurs angoisses.

L’absence d’une compassion « préfabriquée » et d’une forme de misérabilisme, mais aussi de jugement, fait du documentaire un film digne. Julian Ballester regarde ses « personnages » sans complaisance, ni voyeurisme . L’attention à la dimension subjective de l’expérience comme à celle de sa réalité concrète écoute ce qui se passe au plus intime.

Les derniers plans du film, sous la neige, sont ceux d’une grue, de bâtiments en construction, comme si les rêves de Kim (regarder les étoiles, et vivre avec Paul dans un appartement en se réinventant une nouvelle vie) ) ou de Kye (décrocher et retrouver cette  » sensation de bonheur » qu’offre le vrai voyage) ne cognaient plus contre le ciel . Parce que le temps du film, Midnight Ramblers donne à ces marginalisés une vraie place, et plus encore l’espère avec eux.

  1. Julian Ballester, dans sa note d’intention.
  2. Ibid.
  3. Antonin Artaud.

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A propos de Maryline Alligier

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