Living Zoe
Dans un parcours, aussi affranchi, aussi libre, aussi atypique que celui de Julie Delpy, chaque nouveau projet semble frappé d’une énergie renouvelée et invincible, fascinante et inclassable. Il est loin le temps où, à l’aube des années 90, elle incarnait le renouveau du cinéma français, de la révélation de Mauvais Sang à sa bouleversante incarnation de Béatrice Cenci dans le film génial de Tavernier. Partie ensuite naviguer entre la France et les USA, on peut supposer que c’est son expérience avec Richard Linklater, Before…, en duo avec Ethan Hawke, qui a accéléré ses désirs de passer à son tour derrière la caméra, dessinant déjà les contours des années qui suivront. Quelque part entre le mumblecore new-yorkais et le cinéma parisien post rohmérien, ses auto-fictions comme Two Days in New York ou Two Days In Paris la mettent en scène, tel un double trompeur d’elle-même. Il y a toujours chez elle un jeu avec le « moi », un narcissisme paradoxal, entre impudeur et fragile nécessité de se livrer. Mais c’est en abordant un sujet a priori moins introspectif, avec La Comtesse,que Julie Delpy se livrait le plus. Cette revisite de la légende noire d’Erzebeth Bathory trahissait un portrait en creux de l’actrice, face à ses angoisses, sa peur de vieillir, le regard sur le temps qui passe. Démythifiant le vampire pour y retrouver la femme, elle évoquait également comment se construisent les contes gothiques et les mensonges lorsqu’une femme à forte personnalité prend soudain trop de place dans un monde d’hommes dominants. Julie Delpy, on le sait, s’amuse avec les réalités et les allusions autobiographiques. Est-ce un hasard si l’actrice de Killing Zoe de Roger Avary donne à sa petite héroïne ce même nom ? Toujours est-il qu’elle livre avec le bouleversant My Zoe son meilleur film à ce jour, semblant fusionner toutes ses inspirations entre l’amour de l’intime, du cinéma-vérité et ses accointances avec l’imaginaire et le fantastique.
Isabelle (Julie Delpy), généticienne et mère séparée, voue un amour fou à sa petite Zoe (Sophia Ally) dont elle partage la garde avec son ex-mari (Richard Armitage). Leurs rapports sont tendus, houleux, heurtés voire vindicatifs, creusant un peu plus le fossé entre les deux et la frustration d’une mère de ne pas avoir sa fille plus souvent. Un tableau bien banal que cette vision de deux êtres qui se déchirent, façon Kramer contre Kramer à l’heure du smartphone, mais tentent de dissimuler la violence de leurs rapports devant leur petite fille au visage d’ange. « L’amour de ma vie », ne cesse de dire Isabelle à Zoe avant qu’elle s’endorme. Pourtant, un matin, Zoe ne se réveille pas. Si My Zoe surprend autant, c’est qu’il nous immerge facilement dans un sentiment de déjà-vu, avec un sujet « à la française » qui se déclare de manière bien trop balisé pour ne pas cacher ses secrets. L’écriture agence délicatement ses changements de registre et de ton et se joue des apparences. L’harmonie naît du contraste, et le spectateur se laisse balloter sans s’en apercevoir. Delpy feint d’offrir un autre opus à ses two days, comme une nouvelle occasion de poursuivre l’aventure dans le sillage des Linklater, du passage des amours juvéniles aux couples brisés cherchant à rassembler en vain les morceaux, pour mieux nous entrainer ailleurs. Cette ouverture n’est pas la moindre des images trompeuses de My Zoe qui va glisser très adroitement de genre en genre dans une continuité qui refuse l’effet de surprise, maintenant son unité tout en évoluant vers une épure visuelle et sonore qui confine au recueillement.
Très adroitement la cinéaste divise son film en trois parties distinctes sans jamais cependant mettre en péril son équilibre, son harmonie. Comme un oxymore permanent, le film respire une forme de douceur insidieuse, inquiète, dès sa mise en place du décor qui alterne entre beauté de la complicité mère/fille et confrontation extrêmement tendue entre Isabelle et James aux relents de guerre à l’usure. Le mari en quête de reconquête appuie douloureusement sur les points qui font le plus mal, tentant de rendre la vie impossible à Isabelle. Curieusement, entre les images les plus simples sourd l’angoisse, laissant le spectateur dans une attente, comme s’il soupçonnait que le destin pouvait briser l’instant apaisé. Fuyant tout sentimentalisme, Julie Delpy privilégie le son direct, sans musique, mais ménage également les échappées poétiques ; c’est probablement cette capacité d’évasion qui caractérise le mieux My Zoe, y compris dans sa gestion de la durée, jouant à la fois sur le temps quasi réel et des ellipses capables de traverser les jours comme les années. Ses choix de mise en scène s’avèrent toujours très adaptés à l’évolution narrative.
Si le fantastique arrive sans crier gare, il suffit pourtant d’être un peu attentif, pour percevoir combien la réalisatrice avait déjà semé de petits détails qui déteignent dans le tableau de la banalité du réel, autant d’indices qui nous faisaient changer de monde. Dans sa séquence inaugurale de quelques secondes on apercevait le ventre rond de Gemma Arterton avant de remonter à son visage, quelques instants dont la signification nous échappe. Ce prologue furtif, en apparence si insignifiant, emmène d’emblée l’œuvre dans le mystère, interroge le spectateur sur la suite. Il traduit aussi l’essence même du charme de l’œuvre de Julie Delpy, ode ensorcelante à la vie balayant toute convention, tout conformisme, toute préoccupation éthique.
Dans ce fantastique faisant partie intégrante du réel, lorsqu’elle s’attaque aux mythes prométhéens, c’est pour mieux les détourner, leur offrir une seconde vie en les débarrassant de la culpabilité chrétienne qui caractérise leurs origines. Sans pour autant occulter l’enjeu moral, elle écarte et dépasse les obstacles sacrilèges, moins intéressée par les dangers de la science que par le lyrisme discret qu’elle infuse à My Zoe, bouleversante variation autour de l’amour indéfectible, infini, immortel. Comme un retour aux thématiques du roman gothique dissimulé dans le quotidien, à ses personnages maudits, Julie Delpy n’abandonne jamais cette quête maternelle hors de tout jugement, filant la métaphore de la passion et de l’éternel retour. A ce titre, la dernière séquence, en suspension, poursuivra magistralement ce jeu d’oppositions en brouillant les émotions. Les mots s’évanouissent dans le regard, quelque part entre le vertige de l’inconnu, la sensation de renaissance et l’impossible résolution. Elle parvient à suggérer en un seul plan, lumineux, mélancolie de l’absence et promesse d’avenir. Là où Céline Sciamma échoue dans Petite maman à recréer le naturel enfantin et plonge dans l’artificiel, la traduction de la perception enfantine adopte ici une distance parfaite. Comme un prélude prophétique au chaos et aux fantasmes de résurrection, la petite Zoe est hantée par le big bang, par l’avant, l’après, la question du comment. Magnifique symbole, cette obsession cosmique perçue à travers le regard d’un enfant interrogeant naissance et mort, se fait visionnaire de l’avenir individuel et du futur du monde. Dans une démarche féministe singulière, qui touche au métaphysique, la mère et la fille tendent la main l’une vers l’autre matérialisant l’idée de transmission et de femme affranchie en devenir. Une nouvelle femme.
Pour Julie Delpy, rien n’est au-dessus d’un cœur qui bat. Il y a quelque chose de résolument romantique dans la démarche même de My Zoe, dans sa beauté transgressive où le recours au fantastique fait se rejoindre les contraires, où l’impensable et le condamnable peuvent se métamorphoser en acte miraculeux. Atypique et atemporel, My Zoe affirme plus que jamais le pouvoir de l’imaginaire et du cinéma, d’un art au secours du réel, où seule la fiction s’avère capable de venger la mort, de soigner les deuils et l’irréparable sentiment de vide. Quelque chose de magique.
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