Perte de contrôle

Premier long métrage de Just Philippot, La Nuée est une sorte de condensé de ses précédents très beaux courts-métrages, dont nous sommes quelque peu obligés de parler pour évoquer à la fois la réussite manifeste de son passage au long format, qui est cohérent au sein d’une filmographie déjà constituée. Cette cohérence provient de la capacité de Philippot à faire de ses œuvres des objets indistincts, pour lesquelles on n’arrive pas nécessairement à savoir si la peur domine le réel ou si, à l’inverse, ce dernier la provoque ; si le chaos représente symboliquement l’état d’un monde moderne hautement anxiogène ou s’il en est l’un des éléments le constituant intrinsèquement. Car dans ce cinéma, la visée réaliste du metteur en scène et la terreur sont intimement liées. Résumons-nous : Just Philippot est un nouvel excellent cinéaste fantastique.

La Nuée situe son intrigue dans la ferme d’une entomocultrice. Virginie (Suliane Brahim, actrice venue du théâtre et très forte pour son premier grand rôle au cinéma) élève en effet des sauterelles destinées à la consommation, ceci sous forme de farine à forte teneur en protéines. D’acheteur trop exigeant en client cherchant à dévaluer sa marchandise dans une logique machiste, les affaires de cette jeune mère élevant seule ses enfants depuis la mort de son mari ne fonctionnent pas. Les dettes s’accumulent, jusqu’au jour où elle se rend compte que ses sauterelles n’ont rien contre le fait de consommer de la chair et du sang. Ce constat, permettant à Virginie de sauver son exploitation, ne va cependant pas aller sans générer une forme d’aliénation chez elle et un danger pour tous ceux qui se situent à proximité de la ferme entomocole…

Première morsure (Suliane Brahim) (©The Jokers/Capricci)

Le point de départ du film pourrait laisser craindre une étude réaliste certes intéressante mais déjà vue à plusieurs reprises dans le cinéma français : celle d’une condition paysanne qui a du mal à joindre les deux bouts, portrait d’une ruralité aussi bien nourricière que déconsidérée et vouée à la disparition pure et simple. Cette crainte est pourtant très vite évacuée par un détail qui n’en est pas un : au lieu de vaches ou de chèvres habituelles et rassurantes, Virginie et ses enfants côtoient des insectes, animaux moins communs, plus difficiles à cerner, moins directement identifiables, plus aptes à figurer la monstruosité dans nos imaginaires, plus à même de susciter non pas la peur dans l’immédiat mais l’angoisse sourde de la bestiole grouillante et crissante. Si le regard sur le monde rural est juste, il se teinte insidieusement d’un doute, d’un trouble fantastique faisant de ce réel sa déformation. En cela, La Nuée se rapproche de la démarche de Ses souffles, court-métrage du même Philippot qui, au détour d’un récit empruntant presque à un « réalisme social Femis » de la plus belle eau (la vie d’une mère et de sa fille dans leur voiture), se parait d’une tension d’autant plus forte que la menace y est invisible, donc incontrôlable (le danger de l’extérieur sur les parkings où les deux personnages garent leur voiture aux vitres couvertes de carton pour passer la nuit). Dans l’ordinaire du réalisme se niche le chaos.

Cette idée du manque ou de la perte de contrôle du monde par les personnages qui l’habitent dirige bel et bien le cinéma de Philippot. La nuée de sauterelles carnassières que l’on peut voir sur l’affiche du film est une création humaine (celle de la fermière) échappant à sa folie d’ordre presque démiurgique, comme une version entomologique du Monstre faussant compagnie au Baron Frankenstein dans le roman fameux de Mary Shelley. Ce nuage, forme abstraite, mouvante, impalpable est, lui, un écho à l’impressionnant court-métrage Acide que le réalisateur a mis en scène trois ans auparavant, racontant une apocalypse prenant la forme d’une pluie acide destructrice et assassine. La dimension écologique et politique de ce petit film se trouvait dans un postulat reconduit dans La Nuée : l’humain est seul et démuni face au mal qu’il inflige à son habitat, volontairement ou non (c’était aussi, d’une façon cruelle mais moins directement horrifique, ce que montrait la voiture en feu à la fin de Ses souffles). Ceci est d’autant plus prégnant dans le long métrage, dans lequel la prolifération des sauterelles, leur comportement carnassier et le caractère meurtrier de leur déplacement grégaire sont directement conditionnés par celle qui les nourrit dans une premier temps de sa propre chair. Il y a quelque chose d’éminemment cronenbergien dans cette relation littéralement charnelle entre l’entomocultrice, les insectes qu’elle nourrit comme elle nourrirait ses enfants et leur prolifération qui n’est que le résultat de cet amour inconditionnel et maternel ; le nuage de sauterelles est finalement une sorte d’excroissance de cette fermière devenue femme-insecte. On peut penser à La Mouche (1986) en voyant le corps mutilé, plein de plaies de Virginie ; mais on est peut-être finalement plus près de la maternité asexuée et meurtrière de Chromosome 3 (1979).

Corps mutilé (Suliane Brahim) (©The Jokers/Capricci)

Nouvel exemple de la bonne tenue actuelle du cinéma de genre français, La Nuée est donc autant un film social noir sur la détresse du monde rural qu’un regard ravageur (au premier sens du terme) porté sur les dérives possibles du pacte faustien que peut signer l’être humain avec l’idée vampirique du profit et avec la déshumanisation qui peut l’accompagner. Il s’agit surtout d’un portrait de femme tiraillée entre ces deux idées, touchant à la folie de la richesse après avoir subi l’aliénation de la pauvreté, quitte à y laisser son corps et son âme. Même s’il mériterait parfois d’être dramatiquement un peu plus fulgurant, La Nuée s’avère un film fantastique aussi original que subtilement politique. Et Just Philippot un petit cousin cinématographique de la locomotive du nouveau cinéma de genre français qu’est Julia Ducournau.

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A propos de Michaël Delavaud

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