Dans son dernier film, Xavier Dolan a choisi d’adapter la pièce la plus célèbre de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, écrite en 1990. Si l’adaptation, à la fois fidèle et astucieuse, est une réussite, le jeu des acteurs demeure peu convaincant. 

          “Home is not a harbor. Home is where it hurts.” C’est sur ce constat désenchanté, scandé par la chanteuse Camille que commence le générique de Juste La fin du monde, prélude à un huis-clos familial oppressant et douloureux. Une voiture y traverse à vive allure des banlieues en déshérence, comme mue par une volonté invisible. Le générique, qui semble mener le héros vers son destin, au rythme implacable et régulier de la chanson « Home », sert de transition habile entre un prologue d’une grande sobriété et un film tout en explosivité. Dans l’émouvant prologue, le personnage dévoile en voix off au spectateur son intention de revoir sa famille après douze ans d’absence pour lui annoncer sa mort prochaine. Ce n’est que progressivement qu’on découvre le visage de Louis, dans la pénombre feutrée d’un vol de nuit, dissimulé derrière une casquette, comme pour se protéger par avance du maelstrom familial. Peine perdue, le jeune homme va devoir affronter l’incompréhension, la rancœur et les reproches des siens.

Copyright Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual

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          Fidèle au texte de la pièce, Xavier Dolan fait entendre dans son film la belle langue de Lagarce, une langue heurtée, oblique, tortueuse, qui fonctionne par tâtonnements. Le jeune réalisateur y greffe par endroits des souvenirs prélevés de son enfance, de son rapport à la mère, autant d’ajouts qui s’y fondent admirablement et trouvent parfois une résonance dans la vie du dramaturge. Xavier Dolan admet en revanche avoir remanié la deuxième partie de la pièce, moins immédiatement cinématographique en ce qu’elle faisait se succéder les monologues des personnages. Pour autant, il en respecte l’esprit car si les personnages interagissent, assis à la même table à l’occasion d’un déjeuner de famille, le cadrage serré contribue à les isoler et à traduire l’impression d’incommunicabilité.

          L’équilibre et l’efficacité du film tiennent à l’alliance remarquable entre un spectaculaire d’ordre théâtral et une puissante trame narrative, qui donne de l’épaisseur aux personnages et de la tension au récit. Théâtral, le film l’est sans conteste, tant le retour de Louis chez les siens oscille entre le vaudeville et le drame. Chacun revêt un masque pour tenter de donner le change et camoufler la violence des émotions qui l’assaille. Ainsi la mère, campée par une Nathalie Baye méconnaissable. Outrageusement maquillée pour faire bonne figure, elle fait grincer des dents sa fille qui prétend que ce n’est pas parce que son fils adoré est homosexuel qu’elle doit « se saper comme un travelo ». Suzanne, la sœur de vingt-trois ans, qui n’a pratiquement pas connu son frère, se sert de sa cigarette comme d’un écran en réalité impuissant à dissimuler ses émotions. Léa Seydoux est d’ailleurs touchante dans le rôle de l’adolescente attardée : elle enchaîne les commentaires avec un débit si précipité qu’on croirait qu’elle cherche à tout prix à rattraper le temps perdu. Quant au grand frère Antoine, toujours de dos, les bras croisés, il rend ostensible son refus de participer à la comédie des retrouvailles. Du reste, dès les premières minutes du film, le ton est donné et l’apéritif signale le début des hostilités, dans une séquence où la farce côtoie le tragique. Louis et sa belle-sœur Catherine sont les spectateurs impuissants du match sans merci que se livrent Antoine et Suzanne. Les insultes fusent tandis que la mère multiplie les allers et retours sans fin vers la cuisine d’où elle rapporte des plats auxquels personne ne touchera. Ainsi, toutes les ressources du théâtre sont utilisées, du burlesque au baroque et on peut regretter que le jeu sans nuances de Vincent Cassel et de Léa Seydoux souligne une partition déjà nerveuse et convulsive.

Copyright Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual

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          Mais à cette théâtralité, Xavier Dolan apporte une dimension narrative qui donne une ossature au film et de la consistance aux personnages. Ce sont toutes les séquences en flash-back, qui dévoilent des facettes du passé des personnages dans une tonalité mélancolique particulièrement émouvante. Ainsi, ces scènes de pique-nique à la campagne, du vivant du père, qui évoquent une époque idéale, un quotidien sans nuages, et font revivre la magie de l’enfance. Dans une sublime séquence aux accents proustiens, la découverte d’un vieux matelas – tout comme plus tard l’odeur du savon – réveille chez Louis le souvenir enfoui du premier amour, ressuscitant l’extase sensuelle des premiers baisers et la découverte émerveillée du corps de l’autre. Le héros y fait ses adieux définitifs à l’enfance, en une élégie sensorielle bouleversante. Il en va de même pour l’épisode de l’ancienne maison, au milieu du film, qui cristallise les antagonismes entre les deux frères ennemis. Le retour sur les lieux de l’enfance s’avère impossible, à l’instar de ces retrouvailles qui tournent au désastre.

Copyright Shayne Laverdière, courtesy of Sons of Manual

          Sous ses allures bouffonnes et truculentes, Juste la fin du monde s’apparente à une tragédie et il s’agit peut-être de la dimension la plus remarquable du film. Celui-ci emprunte en effet sa forme à la tragédie classique : son intrigue obéit à un mécanisme inéluctable qui mène droit à la catastrophe. Les heures s’égrènent, rythmées par le tic-tac obsédant d’un coucou suisse, qui vient rappeler au personnage comme au spectateur la raison pour laquelle Louis est revenu voir sa famille, tout en insinuant que la mort rôde. Au ramassement du temps – l’histoire se déploie sur une journée – répond une unité de lieu qui participe de la sensation de claustration. Même quand Louis quitte momentanément la maison, c’est pour se retrouver enfermé dans une voiture en compagnie d’un frère dont la conduite est celle d’un forcené. La météorologie concourt elle aussi à la maturation et au déferlement de la catastrophe, puisqu’à une canicule intenable, qui ne fait qu’échauffer les esprits, succède un orage terrible. Ce déchaînement de violence est redoublé par un éclairage crépusculaire, quasi apocalyptique, alors que le film était jusque-là baigné dans une lumière bleue d’une grande douceur. Tragique, Juste la fin du monde l’est aussi dans son aspect racinien puisque l’enjeu du film réside essentiellement dans la parole, dite ou tue. Face à l’hystérie collective, la parole du héros est hésitante, difficile, constamment couverte par les radotages de la mère, les vexations du frère. Les échanges s’avèrent impossibles car derrière les conversations anodines se devinent les non-dits. De manière ironique, seule l’étrangère, la belle-sœur, parvient à entrevoir le motif de la surprenante visite de Louis. Et c’est paradoxalement au personnage d’Antoine, le frère tyrannique et frustré, qu’il revient de résumer au mieux l’incommunicabilité des personnages quand il déclare au héros : « … toi, / silencieux, ô tellement silencieux, / (…) tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais pas même imaginer le début du début. ».

          Tout concourt alors à faire de Juste la Fin du Monde un grand film, tout… ou presque tant on aurait aimé retrouver des acteurs de la trempe de ceux qui jouaient dans Mummy ou Laurence anyways, tellement préférables au casting clinquant mais inégal de ce dernier film.

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A propos de Sophie Yavari

2 comments

  1. Paulhan

    Magnifique compte rendu, très fouillé et précis (comme on en trouve peu dans la presse !). Il donne envie de voir le film, en tout cas, qui s’inscrit dans une lignée à laquelle je rattacherais UN CONTE DE NOEL…

    • Sophie Yavari
      Author

      Merci, je suis très touchée. Il y a en effet des ressemblances avec « Un Conte de Noël », qui éclipse à mon sens « Juste la fin du monde » par ses dialogues brillants et sa finesse.

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