On a malheureusement plus entendu parler du discours (de salubrité publique) de Justine Triet à la réception de sa Palme d’Or que de son quatrième long métrage ayant reçu la récompense cannoise suprême. Anatomie d’une chute possède pourtant tous les arguments permettant de focaliser l’attention sur lui, et parachevant de positionner sa réalisatrice dans la catégorie des auteurs capitaux du cinéma français contemporain. De son titre aux multiples entrées interprétatives à son contenu à haute teneur existentielle, cette œuvre massive, solide, a tout du film-poids lourd de festival, de ses allures bergmaniennes à ses ambitions narratives poursuivant et affinant les diffractions du précédent Sibyl (2019), peaufinées et polies pour faire d’elles les divers climax d’un récit retors. Et le film de Triet de se faire étude, à travers la tragédie frappant les personnages et le procès qui s’ensuit servant narrativement de fils conducteurs, de la différenciation entre réel et vérité, conditionnant le rapport du spectateur à la réalité qui lui est soumise, fantasmant l’image manquante située dans l’angle mort de l’ellipse.
Anatomie d’une chute débute par un entretien : une auteure à succès, Sandra Maleski (Sandra Hüller, habitée), reçoit une jeune femme venue dans son chalet de luxe perdue dans les montagnes aux environs de Grenoble afin de l’interviewer. L’entretien prend un tour intimiste, juste au moment où son mari Samuel (Samuel Theis), travaillant à l’étage, met la musique à tue-tête et empêche la conversation. Pendant ce temps, leur fils Daniel (Milo Machado Graner, enfant-acteur presque inquiétant de précision de jeu) va promener son chien dans la montagne ; au retour, il voit le corps de son père au pied de la maison, défenestré. Que s’est-il passé ? Accident ? Suicide ? Meurtre dont Sandra serait coupable ? Un procès aura lieu ; la femme du défunt, aidé par un avocat faisant partie de ses connaissances, Vincent (Swann Arlaud), devra déballer sa vie au public (du tribunal, du film) afin de lui permettre de comprendre toutes les connexions ayant mené à la chute : celle du corps de l’époux ; celle, plus métaphorique et existentielle, de son couple qui aurait pu mener à la fameuse défenestration. Et la rhétorique judiciaire devenant une façon de combler les vides du récit, que ce soit à charge (l’avocat général, inteprété par Antoine Reinartz dans un type de rôle antipathique qui lui colle peut-être un peu trop à la peau) ou à décharge (Vincent).
Le démarrage du film, par le chaos qu’il met progressivement en place, évoque plus ou moins l’excellent premier long métrage de Justine Triet, La Bataille de Solférino (2013), œuvre saturée par le bruit et le fureur entre les mouvements de foule lors de l’élection de Fraçois Hollande (et les débordements naturels qui s’en sont ensuivis) et les vociférations d’un père séparé voulant voir ses enfants hors de ses jours de visite. Anatomie d’une chute débute lui aussi par l’instauration d’une forme d’inaudibilité, par une conversation coupée par le volume sonore (celle entre Sandra et son intervieweuse), puis par une autre entre la femme et son mari, apparemment primodiale pour l’exercice ultérieur de la justice mais que l’enfant de la famille ne parvient pas distinctement à entendre alors même que l’audition est son sens le plus affûté pour des raisons que le film dévoilera assez vite. Donnant une place imposante au gamin, le film de Justine Triet crée par sa pâte sonore une esthétique qui influencera l’ensemble du film, scènes de procès inclus : la mise en doute de ce qui se déroule dans le hors-champ, l’invisibilisation d’un réel difficile à cerner, qu’on ne peut qu’interpréter, avec la marge d’erreur que cela peut induire. Et posant ainsi une question majeure : essentiellement herméneute des signes et pièces à conviction qu’on lui soumet, la Justice peut-elle être juste, de même que le spectateur de cinéma n’en sachant finalement pas beaucoup plus que l’avocat général qui instruit à charge ?
C’est en cherchant à désinvisibiliser l’angle mort du hors-champ que Justine Triet fait montre de son talent, dépoussiérant avec brio le cinéma de tribunal par l’idée même de diffraction narrative discourant sur la mise en doute du réel, nécessairement dépendant de la notion de point de vue (rappelons que Maupassant lui-même écrivait dans la préface de Pierre et Jean [1887] que le réalisme n’était que question de point de vue porté sur le monde). Deux séquences semblent marquantes à ce sujet. La première d’entre elles, assez longue, prend des allures de flashback impromptu ; nous y voyons Sandra et Samuel discuter ensemble, monter en tension en évoquant leur succès respectif, particulièrement inégal (elle a un prestige qu’il n’a pas), jalousie de l’un et de arrogance cassante de l’autre aboutissant à un violent affrontement où les objets. Et de retourner dans la salle d’audience pour comprendre finalement que la séquence sert de pièce à conviction à charge pour l’avocat général, enregistrement sonore effectué par Samuel dans un but artistique (capturer le réel pour en faire œuvre) prouvant par ricochet le désamour du couple. Par le biais de la mise en scène et de la narration, ce qui n’était que sons devient images, imprégnant le film d’une subjectivité (moins celle des spectateurs piégés par le dispositif que cella des membres du tribunal) émanant cependant de la captation brute de la réalité. La transformation du son en image est alors un processus mental qui provoque un trouble certain : le point de vue n’est plus ici affaire individuelle mais interprétation collective, que cette dernière soit juste ou erronée. Cette façon d’appréhender le réel pourrait évoquer quelques grands moments indistincts du cinéma de Fritz Lang.
La seconde séquence concerne l’un des deux témoignages de Daniel, tendant à faire croire à l’innocence de sa mère. Il s’y remémore une conversation avec son père ; Justine Triet mise alors sur une superposition temporelle, le fils parlant au présent en dévoilant au discours direct l’intégralité de la discussion et sa voix s’accolant sur les images au passé du père parlant avec son fils dans une voiture. Le débit de l’enfant se synchronise parfaitement avec les mouvements de lèvres de Samuel, donnant l’impression que le fils parle à la place de son père, instituant ainsi un véritable doute : assiste-t-on à un témoignage sortant de la mémoire d’un enfant hypermnésique ? A une réalité approximative remodelée par le garçon ? A une pure invention lui faisant mettre des mots fictifs dans le bouche de son père dans le but de sauver sa mère ? Si la séquence sidère, au-delà de sa virtuosité, c’est par l’idée saisissante que malgré l’agrégation de signes et de preuves de réalité accumulés tout au long du procès, tout n’est qu’interprétation aisément réversible. Simple affaire de point de vue, le réel n’est qu’un mystère insoluble. Ce qui rend l’exercice de la justice servant de fil narratif à Anatomie d’une chute, réseau d’interprétations contradictoires rendues plus ou moins convaincantes par le seul talent rhétorique du procureur et des conseils de Sandra, totalement faillible.
D’une solidité impressionnante, le quatrième long métrage de Justine Triet se fait donc récit de crises s’enchevêtrant les unes dans les autres : crise familiale due à la mort du mari/père provoquant évidemment un violent traumatisme, crise conjugale empreinte de rancoeur et de jalousie évoquant les drames les plus intimistes d’Ingmar Bergman ou de Woody Allen. Mais nous pouvons nous demander si Anatomie d’une chute n’est pas surtout une mise en crise du récit, de son propre récit, que la réalisatrice orchestre avec une paradoxale assurance, et une maestria confirmant les sommets narratifs et formels que le cinéma de Triet avait déjà atteints dans son précédent Sibyl.
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