Tout comme Anatomie d’une chute, justement récompensé à Cannes ce samedi, Le Procès Goldman, présenté à l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, est, comme son titre l’indique, un film de procès. Les deux oeuvres ont en commun de se réapproprier avec brio ce genre ô combien codifié pour en faire le lieu d’une dialectique vertigineuse qui transcende l’histoire singulière de leurs héros, et la question de leur culpabilité ou de leur innocence. Tandis que Triet interroge la notion même de vérité et son processus de (re)construction, Kahn explore les lignes de faille de la France des années 70, tout en exaltant les puissances du verbe.
Le film condense en un seul moment les deux procès de Goldman, survenus en 1974 et 1975. À partir du livre de l‘accusé, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, des minutes des procès, d’éléments découverts plus tard, Nathalie Herzberg et Cédric Kahn ont ciselé un scénario qui fait le choix de la théâtralité: unité de temps, unité de lieu, unité d’intrigue. Au centre: le destin d’un homme, sur lequel pèse une histoire bien plus ancienne. Et la parole.
Pierre Goldman est accusé de braquages à main armée, dont il ne nie pas être l’auteur, mais aussi du meurtre de deux pharmaciennes, dont il se dit innocent. Paru avant son procès, son livre lui a valu les faveurs de toute la gauche intellectuelle, qui se presse aux audiences ( on y voit Simone Signoret ou encore Régis Debray). Dans le prétoire, sa verve, l’intensité avec laquelle il se défend, associant son destin à celui de tous les opprimés, déchaînent les passions.
Alors même qu’il fait le choix d’une dramaturgie “à l’os” et sans fioriture aucune ( pas de flashback, pas de musique ), prenant le risque d’une trop aride cérébralité, le film sait instaurer un chaos dont on veut bien croire qu’il est le reflet des tumultueuses années 70. On est loin du trial movie à l’américaine, de sa succession bien huilée de moments de bravoure, de ses revirements à la faveur de preuves incontestables. Goldman est un insoumis: il intervient quand bon lui semble, avec une force de conviction ( “Je suis innocent parce que je suis innocent », clame-t-il) et un panache aussi séduisants qu’agaçants, laissant souvent son propre avocat, le jeune Georges Kiejman, désarmé. Véritable showman, il emporte le public avec lui et sème le désordre. C’est à qui, du public ou des jurés eux-mêmes, y ira de son invective ou de ses questions pour dynamiter la belle ordonnance de la machine judiciaire. De tout cela ressort une vitalité, favorisée aussi par la méthode choisie pour le tournage:
“Les figurants dans la salle ne connaissaient pas le scénario, et on a tourné dans l’ordre chronologique du procès.
(…)
Le dispositif du tournage était le suivant : salle pleine, tournage très court, réactions du public en direct, trois caméras en permanence. On était entre un tournage classique et une captation. Je n’ai jamais mis en scène les réactions du public. J’ai juste donné à chaque groupe une indication de départ : vous, vous êtes les gauchistes fans de Goldman, vous, vous êtes les potes antillais, vous, vous êtes les victimes accablées, vous, vous êtes côté flics… et c’est tout. Je n’ai rien dit de plus, chacun suivait les débats et réagissait en fonction du groupe auquel il appartenait. J’entendais à l’oreille et à l’intensité les réactions, si les comédiens étaient bons ou pas. Du vrai direct !
Le décor a été entièrement fabriqué sur un terrain de tennis. C’était éclairé en haut par une verrière, en lumière naturelle. On faisait beaucoup de prises pour pouvoir filmer tout le monde, chaque séquence a été tournée en moyenne entre vingt et trente fois ! A chaque prise, on replaçait les caméras pour filmer ce qu’on n’avait pas encore filmé. Moi, je regardais mes trois écrans et je dirigeais chaque cadreur en live avec un dispositif d’oreillette. J’étais un peu dans la position d’un réalisateur de direct sportif!”
L’indécision le dispute au chaos: le spectateur se retrouve dans la même position que les jurés. Incapable d’acquérir une quelconque certitude, il n’a d’autre choix que de se laisser emporter par les déclarations successives, offrant toute son attention à chacun des témoins ( incarnés par une pléiade de comédiens saisissants ):
“Je voulais montrer l’art oratoire d’un procès et la difficulté de rendre la justice. Ce qui est intéressant dans l’affaire Goldman, c’est qu’elle n’est, au fond, pas élucidée. Ce qui m’a intéressé, c’est que la vérité nous échappe, voire même que différentes vérités se télescopent. Les témoins sont tous troublants, qu’ils soient à charge ou à décharge. Chacun est heurté dans sa conviction”.
Goldman ne doit son acquittement qu’à l’engouement provoqué par sa rhétorique passionnée.
« Faute de preuves, et c’est le cas de l’affaire Goldman, il ne reste que le langage. Le langage dans l’arène d’un procès sert à fabriquer du point de vue, de la conviction, et c’est vertigineux ! Un procès, c’est un match de langage, c’est de la pure dialectique. Le sujet de ce film, c’est la dialectique. »
“À mi-tournage, j’ai demandé à quelqu’un de faire un micro-trottoir avec des interviews des spectateurs dans la salle de tribunal. On leur demandait si pour eux, Goldman était innocent ou coupable. Très souvent, ils répondaient qu’ils avaient envie qu’il soit innocent. Cette réponse, c’est la définition du charisme. Goldman avait ce charisme qui embarquait les gens.”
Il faut dire qu’ Arieh Worthalter campe un Goldman éblouissant aux séductions duquel il est en effet difficile de résister.
La plaidoirie de Georges Kiejman ( joué par Arthur Harari, co-scénariste d’Anatomie d’une chute), le parcours dont elle est l’aboutissement, sont tout aussi passionnants. Celui que Goldman qualifie de “Juif de salon” ( il a fait le choix d’une vie mondaine et d’un discours politique mesuré, bien loin de l’extrémisme de son client) se montre d’abord réticent à brandir l’arme de la judéité, mais il finit par consentir à mettre un peu de lui dans son discours: comme Goldman, c’est un descendant de Juifs polonais, un enfant de la Shoah. S’il représente la figure du “Juif résilient” peu prompt à afficher ses origines, il fait finalement valoir le poids de l’Histoire sur une génération blessée, à laquelle il s’associe.
Voilà qui nous mène à la part politique du film, radioscopie d’une société fracturée qui semble préfigurer la nôtre. Tandis que l’avocat général fait de Goldman le champion d’une intelligentsia d’extrême gauche déconnectée de la vraie vie des petites gens, l’accusé ne cesse, de son côté, de pointer du doigt ce qu’aujourd’hui on appellerait le racisme systémique de la police. Les concepts qu’il manipule sont incroyablement visionnaires. Il devient le héraut d’une intersectionnalité dont on ne parle pas encore: “Nègre et Juif, c’est la même chose” dit-il, ou bien encore, au sujet de son amoureuse antillaise: “Je rêvais que mes enfants soient des Juifs au sang nègre.”
Le foisonnement, l’indécision, les fulgurances prémonitoires de Goldman, la part belle accordée au langage et à la dialectique, l’intensité de l’interprétation, font de ce thriller judiciaire une oeuvre passionnante de bout en bout.
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