Masha (Maria Fedorchenko). Copyright Oleksandr Roshchyn

C’était avant. Juste avant le fracas des bombes russes. Le dernier film alors à l’affiche en Ukraine. Un film entre enfance et âge adulte parce qu’il y avait encore un passé, un avenir et même l’entre-deux de l’adolescence. Ça s’intitulait comme par hasard Stop-Zemlia, du nom d’un jeu où on arrête la course du monde. Ça s’intitule maintenant Jeunesse en sursis parce qu’on ne joue plus. Ça tourne autour d’un visage où l’enfance s’est arrêtée avec son regard étonné mais non naïf, sa moue presque boudeuse, auréolé d’une blondeur fragile et nimbé d’une grâce phénoménale. Pour son premier long-métrage, Kateryna Gornostai signe un film expérimental et exigeant dont chaque plan entre douloureusement en résonnance avec la violence de la guerre qui devait suivre.

Immobiles, ils offrent la vérité de leur visage à une caméra derrière laquelle l’interlocuteur s’efface, laissant s’ouvrir un espace de silence total. Dès les premiers plans, le ton est donné, et l’objectif de dresser un portrait de groupe, d’entrer à pas de loup dans un monde mouvant par touches picturales plutôt que par un scénario qui introduirait trop de mouvement, ferait trop bouger les lignes. Aux antipodes du déploiement des pulsions de mort de Gus Van Sant ou de Larry Clarke, Kateryna Gornostai ouvre une voie entre vérité documentaire et onirisme pour approcher au plus près l’être de cet âge de passage qu’est l’adolescence, l’être et non le faire : aux entretiens filmés en face à face avec les principaux ados qui ouvrent des parenthèses dans le film font écho parfois des scènes de rêves nocturnes. Le tout dessine une œuvre exploratoire et sensible autour de ce groupe de trois amis en dernière année de lycée, Masha (Maria Fedorchenko), Yana (Yana Isaienko) et Senia (Arsenii Markov). Trois figures particulièrement attachantes qui vont partager avec nous leur amitié à toute épreuve, leur dernière soirée pyjama et leurs premières fêtes alcoolisées, et ces cours qui s’entremêlent avec les tchats menés en douce sur des portables omniprésents.

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Pour tisser ce subtil canevas, un an de casting sauvage a été nécessaire suivi d’une mise en confiance et d’expériences en commun, le but ici n’étant pas que les personnages soient uniquement des acteurs, mais des sujets de l’histoire, dont ils sont partie prenante, participant au scenario, se prêtant à des improvisations, entremêlant fiction et réalité. Et le résultat à l’écran, désarmant, confondant, tient en une sorte de dilution de réel, le faux paraissant du côté des entretiens filmés, le vrai du côté de la fiction qui elle-même n’en est pas vraiment une, les jeunes ayant mis beaucoup de leur expérience personnelle dans ce film qui pose finalement la question : qu’est-ce que le cinéma, qu’est-ce que jouer ? Et qui est-on à l’âge de la découverte de soi ?

Pour Kateryna Gornostai, il s’agit de se mettre au diapason d’états intérieurs subtils accompagnés d’une bande son libre et inventive ; de viser le juste plus encore que le vrai, derrière les gênes, les malaises, les élans gauches, les émois cachés et les rêves de badminton avec la lune. Il s’agit de rendre compte de cet imaginaire s’entrechoquant sans crier gare avec une réalité souvent triviale, ennuyeuse. Il convient surtout d’éviter absolument tout effet de caméra, toute stylistique de l’adolescence qui passerait par la dramaturgie. Cette Jeunesse en sursis esquive les aspérités d’une violence facile, ses personnages frôlent une normativité mélancolique, même leurs apparentes scarifications ne sont dues qu’à des rituels d’amitié. À peine est-il suggéré le passage difficile d’une psychothérapie pour Masha, l’angle mort du réel de Sasha (Oleksandr Ivanov) en butte avec une mère invasive et culpabilisante, le symptôme post-traumatique de Senia qui enfouit la guerre du Donbass sous un visage lisse et une apparente cool attitude.

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Et le délicat sentiment naissant de Masha pour Sasha ne s’épanouira pas en love story : Sacha ne voit pas l’autre, se réfugie derrière le brouillard d’un clivage qui nous dit que même s’il s’agit ici de fiction, il est peut-être plus difficile de restituer les nuances des expériences communes que de faire la roue en racontant de grands sentiments. Ainsi s’explore de façon très intimiste cet âge en suspension où « Rien ne se produit vraiment dans votre vie et vous attendez que les choses arrivent » aux yeux de Kateryna Gornostai. Ce temps suspendu si bien retranscrit dans le titre original Stop-Zemlia.

Scénariste et monteuse née à Loutsk, en Ukraine, en 1989, la réalisatrice a étudié à l’école de cinéma documentaire et de théâtre Marina Razbezhkina et Mikhail Ugarov à Moscou, avant de réaliser des documentaires en 2012 puis de passer à la fiction en privilégiant des formes hybrides, signature qui se retrouve dans Jeunesse en sursis.

Sorti en mai 2021 pour le Festival international du film de Berlin, le film s’est vu recevoir le Crystal Bear du meilleur film de la compétition Génération 14plus. Il a ensuite remporté le Grand Prix du 12eFestival international du film d’Odessa en août 21 et gagné le Duke dans la nomination du meilleur long métrage.

Tourné entièrement en ukrainien, Jeunesse en sursis signe involontairement un adieu hypersensible à un monde aujourd’hui perdu tout en laissant se lever le fabuleux espoir d’une génération Stop-Zemlia, qui arrêterait la course du monde.


FICHE TECHNIQUE
14 septembre 2022 en salle / 2h 02min / Drame
Par Kateryna Gornostai
Avec Maria FedorchenkoArsenii MarkovYana Isaienko
Titre original Stop-Zemlia
Nationalité Ukraine
Distributeur Wayna Pitch 
Année de production 2021 

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A propos de Danielle Lambert

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