A part les historiens, et en particulier les spécialistes de l’Histoire américaine, qui connaissait les émeutes du 23 au 27 juillet 1967 à Detroit qui firent 42 morts et 1200 blessés, principalement des noirs américains ? Detroit de Kathryn Bigelow sort quelques mois après le très beau Loving de Jeff Nichols autour de la question plus générale de la place des noirs américains dans la société américaine que l’élection de Barack Obama n’aura pas totalement permis d’inverser ou d’accélérer, et que l’élection de Donald Trump a vu se réactiver avec les émeutes de Charlottesville en août dernier.

La polémique qui a surgit autour de Detroit lors de sa sortie aux Etats-Unis cet été témoigne aussi de cette histoire américaine : Qu’une femme cinéaste, de surcroît spécialisée dans le genre film de guerre – celui-ci serait-il réservé aux hommes qui la font?-  exemple unique dans l’Histoire du cinéma maintes fois saluée par la critique, serait-il le prétexte au procès racial et de classe qui lui a été fait par la critique américaine parce que blanche et privilégiée, elle s’attelle à la cause des noirs américains ?

Detroit plus encore que les précédents Zero Dark Thirty et Démineurs donne ainsi dès la première séquence d’ouverture une coloration, un sens de plus en plus précis et efficace au cinéma de Kathryn Bigelow. Avec ce nouveau film historique on peut désormais réellement parler d’une signature, celle d’une cinéaste « américaine » dans sa capacité à relater de quoi, de quels liens complexes, de quelles séquelles historiques est faite l’identité américaine, de quelle idéologie policière, militariste et légaliste aussi. Témoin des émeutes de Detroit qui l’ont profondément marquée adolescente et plus tard de celles de Los Angeles (Strange days) Kathryn Bigelow y a puisé la matière même de son cinéma : humaniste, politique et viscéral. A l’instar d’un Clint Eastwood, Bigelow est profondément américaine, jusque dans sa manière de filmer, le collectif et l’intime, les institutions et une nation, avec un sens grandiose de la fresque, de la sueur, du sang et des larmes.

Detroit démontre, bien au contraire, grâce notamment à la première séquence d’ouverture, un sens certain de l’Histoire qui inclut le spectateur, par la succession de planches animées relatant l’histoire des noirs de Détroit et celle plus longue de l’esclavage, et le place ainsi dans la peau d’un noir américain. Le procédé de l’incipit n’est pas ici didactique ni un avertissement mais une manière d’intégrer le spectateur dans l’histoire américaine, son chaos, ses oubliés, ouvrant ainsi le champ d’une possible prise de conscience et pourquoi pas celui d’une réconciliation.

Detroit n’est pas à proprement parler un film historique ni un docu-fiction. Le parti pris de Kathryn Bigelow et de son coscénariste Mark Boal n’était pas de livrer un récit des émeutes, même si le travail de superposition documentaire d’images d’archives est habilement amené au montage et amène une historicité au film, très documenté et pour lequel les protagonistes survivants ont participé à titre de consultants sur le plateau… tout de même.

Avec un enchaînement subtil de plans séquences courts, filmé presque intégralement en extérieur/intérieur nuit, la sensation d’oppression et de huis clos extérieur est amplifiée par l’absence de bande son à l’exception des sirènes de police, et des tirs isolés de snippers. Kathryn Bigelow dresse rapidement la confusion qui surgit au 9125 de la 12th Street lorsque la police effectue une descente musclée au siège de la United Community League for Civic Action en pleine nuit alors que des noirs américains célèbrent le retour de GI du Vietnam. Dès lors dans le tumulte de la nuit – qui n’est pas sans rappeler In the heat of the night de Norman Jewison par cette atmosphère anxiogène du dérapage qui peut survenir à chaque instant – des silhouettes courant à leur destinée se précisent et la caméra se resserre sur ces personnages qui sans le savoir se dirigent tous vers le lieu de leur commune tragédie, l’Algiers Motel.

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Police d’Etat, garde nationale, flic noir, flics blancs, vétérans du Vietnam, émeutiers, pillards, vigiles, femmes noires de la classe moyenne endimanchées, chanteurs de RnB dans leurs habits de lumière courant à leur audition : Kathryn Bigelow dépeint toute l’Amérique des années 60 dans une ville qui commence à connaître son déclin économique sans le savoir encore et qui offre au milieu de la panique sa plus belle résurgence au racisme le plus ancré dans une mémoire collective américaine. Il y a néanmoins dans ce chaos infernal un moment de grâce, d’une beauté inouïe et de respiration quand Larry (Algee Smith), véritable fil rouge de Detroit, entame seul sur scène un solo a capella qui vibre comme un long requiem aux droits civiques et aux promesses sans lendemains qui chantent.

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Comme dans Démineurs, d’une situation collective, ici le chaos au sens littéral du terme, Kathryn Bigelow resserre sa focale sur quelques visages sur lesquels se lisent la peur, l’angoisse, la colère au milieu de l’Etat d’urgence proclamé au deuxième jour des émeutes. On suit Larry (Algee Smith) chanteur dans un groupe promis au même succès que les Supremes, les Dramatics (cela ne s’invente pas…), comme Dismukes (John Boyega) vigile noir totalement impuissant à empêcher la tragédie de l’Algiers Motel qui occupe la quasi intégralité du film.

Dans cette très longue séquence éprouvante qui n’est pas sans rappeler celle du passage à tabac de Marlon Brando dans The Chase d’Arthur Penn, par la puissance de la folie, de l’absurdité et du sadisme, Kathryn Bigelow a concentré là l’essentiel de son film : dire, réparer, interroger l’Amérique. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette fidèle et douloureuse reconstitution qui sait éviter l’écueil du voyeurisme, tant la panique, la lâcheté, l’absurdité dominent l’effroi de meurtres à bout portant, tout comme la présence de deux femmes dont la seule couleur blanche fait force de parole audible.

La dernière partie de ce film somme aurait pu bénéficier d’un traitement aussi vif sur les conséquences et les lendemains de l’Algiers Motel mais le choix délibéré de filmer une tragédie au cordeau et sans aucune concession à l’histoire, pour les survivants, explique probablement une certaine inégalité de Detroit dans sa tension dramatique. Sans doute aussi, comme le rapportent les acteurs, la difficulté du tournage s’est-elle trouvée amplifiée par un jeu d’improvisation éprouvant, souhaité par la réalisatrice, et la présence des trois rescapés et témoins sur le plateau.

Detroit est un film monumental en ce qu’il aspire à atteindre, comme tout grand film à l’universel, à agir comme un catalyseur et comme une catharsis individuelle et collective. Par-delà le propos engagé et sa contribution à l’Histoire, Kathryn Bigelow a aussi une ambition cinématographique plus noble encore : celle d’offrir un incroyable casting d’acteurs noirs que Sidney Poitier appelait de tous ses vœux.

 

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