Par l’usage de ses pierres sans autre marque distinctive que leur couleur noire ou blanche, par l’abstraction du quadrillage de son plateau (le goban), par ses règles visant à créer des micro-territoires en bloquant les pierres de l’adversaire par une stratégie d’encerclement, par sa lenteur intrinsèque, le jeu de go ne semble pas être en apparence l’activité la plus cinégénique qui puisse exister. Fil directeur du nouveau film du cinéaste japonais Kazuya Shiraishi, d’une beauté graphique soufflante, le go devient ici un enjeu dramatique surprenant ; si vous ne comprendrez peut-être pas grand-chose aux parties lors desquelles s’affrontent Yanagida (Tsuyoshi Kusanagi) et ses divers adversaires et émaillant ce long métrage, chaque pierre posée, chaque réaction de satisfaction ou d’étonnement suivant les évolutions du jeu et que ne manque jamais de filmer Shiraishi contiennent cependant une bonne part des enjeux dramatiques de ce chambara plutôt atypique et assez formidable qu’est Le Joueur de go.

Le samouraï et sa fille (T. Kusanagi ; K. Kiyohara) (©Art House)

Samouraï déchu du fait d’une fausse accusation de vol qu’un rival devenu ennemi, Shibata (Takumi Saitō), fit à son endroit et qui provoqua son renvoi par son seigneur et maître, Yanagida se terre dans un quartier populaire d’Edo (ancien nom de Tokyo) où il travaille comme graveur de sceaux. Il a conservé en lui le fameux code d’honneur guidant son rapport au monde, tout en droiture désintéressée, refusant l’argent trop facilement gagné et ne roulant donc pas sur l’or. Ce soldat sans maître s’avère un redoutable joueur de go, retrouvant devant le quadrillage-champ de bataille du goban les qualités qui faisaient de lui un excellent combattant : calme stratégique et imprévisibilité de coups finaux tranchants comme la lame acérée de son sabre. Il se lie ainsi d’amitié à un riche commerçant amateur de go de son quartier, Yorozuya (Jun Kunimura). Lorsque Yanagida se trouve de nouveau injustement accusé de vol, il met en gage sa fille Kinu (Kaya Kiyohara) dans la maison close d’Okou (Kiōko Koizumi), mère maquerelle dure comme l’acier, et se met en quête de l’argent manquant. Les gains d’un tournoi de go d’élite, auquel participe également Shibata, devenu bandit de grand chemin, pourraient laver l’honneur du rōnin revanchard.

Le goban comme état intérieur et lien amical (T. Kusanagi ; J. Kunimura) (©Art House)

La structure du récit du Joueur de go, avec ses petites guerres de pouvoir intestines, ses petites trahisons générant de grandes conséquences, la déchéance du juste devant errer pour retrouver son lustre, le destin méchamment farceur retrouvant toujours celui qui le fuit et remettant sur sa route les mêmes obstacles (de l’accusation injuste et réitérée à l’ennemi juré recroisé, comme un ressassement perpétuel de la vie et de ses épreuves), a tout de la tragédie ; le film de Kazuya Shiraishi n’invente rien de ce point de vue, le chambara se caractérisant par ces éléments presque inaltérables du genre. Ce qui le rend atypique se trouve finalement dans son rythme lent, implacable et dans sa façon consciencieuse de placer ses propres pierres. Dans la part réduite laissée aux combats de sabre à l’avantage de parties de go qui, par leur quiétude apparente, peuvent déclencher les conflits les plus violents et provoquer des mises à mort symboliques tout autant qu’elles sont capables de tisser les amitiés solides (le luxueux plateau de jeu de Yorozuya tranché net par le samouraï constitue de ce fait la consommation de la rupture entre les deux hommes : le go devient impossible). Le goban contient donc en lui un univers indépendant, un monde à part, d’un romantisme opaque ; l’abstraction de son quadrillage et les actions de jeu que Yanagida y produit deviennent représentatifs de cet état intérieur ne se reflétant pas sur son visage impénétrable du moment où il se trouve devant le plateau de go. Le personnage et le jeu deviennent alors une seule entité, tout à la fois un combat stratégique mais sans coup et un combattant sans violence.

En cela, la mise en scène des parties de go par Shiraishi contient en elle une tension d’autant plus forte que les moments qui les précèdent montrent Yanagida tout à sa quiétude souriante dans la première moitié du film, puis à sa colère rentrée mais expressive dans la seconde racontant sa quête vengeresse pour laver l’infamie de l’accusation. La dernière partie de jeu contre Shibata s’avère un acte de guerre et de mort que l’affrontement au sabre la ponctuant ne fait que concrétiser. Les pierres deviennent alors les symboles d’une dualité dont Yanagida et Shibata sont eux-mêmes les incarnations : un Bien et un Mal qui ne peuvent que s’affronter (en cela, Le Joueur de go se réinscrit pleinement dans le genre du chambara, par essence manichéen), une version japonaise du yin et du yang chinois faisant de l’ombre et de la lumière à la fois un antagonisme et une unité insécable, ce que prolonge la structure narrative même du film, aux deux moitiés dissemblables mais formant un tout cohérent et harmonieux.

Le go comme affrontement guerrier (T. Saito) (©Art House)

Oeuvre au récit touffu mais toujours limpide, répétons-le parfois formellement stupéfiante mais ne recherchant jamais la virtuosité gratuite, se calant sur le rythme languide du jeu de stratégie qui lui donne son titre, Le Joueur de go s’avère donc simultanément très classique par l’usage de ses codes génériques diégétiques, propres au chambara, et totalement original par sa façon de décentrer sa violence graphique (pourtant inévitable puisqu’elle est consubstantielle du genre) vers l’affrontement guerrier symbolique du plateau de jeu. Ou le go comme nouvel art martial.. En cela, le long métrage de Kazuya Shiraishi, adoptant une étonnante posture spiritualiste, s’avère bien plus profond et intelligent que la majorité des œuvres constituant le genre auquel il appartient. Très belle réussite !

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A propos de Michaël Delavaud

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