Les apparences sont trompeuses, et dans la dégoulinante mièvrerie de Ghostlight se cachent bien l’âpreté et la douleur, derrière la farandole caricaturale, une épineuse et fondamentale quête intérieure, celle de l’apaisement par l’acceptation, là où le pardon est inimaginable, là où le temps ne guérit plus, il y a le lâcher prise, lorsque le cerveau cède et que le cœur brisé se ressaisit par l’amour des autres. Il faut donc pardonner les facilités du film, une écriture clichée qui inquiète, puis semble presque jouer de ses stéréotypes, il y a le père bougon, inexpressif, incapable de verbaliser sa peine, la fille rebelle, à la marge et en révolte permanente, puis la bonne « poire », la mère qui encaisse sans jamais broncher. Dans cette banlieue tout aussi caricaturale de Chicago, le trio s’amuse à se détester, l’équilibre est précaire, anecdotique, et l’apparition de cette troupe de théâtre en voie d’émancipation au père revêche en twist, cousue de fil blanc. Dans Ghostlight, l’on sait parfaitement où l’on met les pieds, et tout aussi clairement où tout cela va se terminer. Et pourtant, par cette route sans embûche, la facilité de ses enjeux et sa conclusion tout aussi évidente n’arriveront jamais à faire céder l’émotion la plus solennelle, quasi religieuse, où la douleur de cette famille terrassée par le suicide du fils/frère empoigne le film avec une violence asphyxiante, les mains enserrant notre gorge nouée, l’on sent à travers, il faut le dire, une symbiose remarquable entre ces personnages (pour l’anecdote, Daisy est bien la fille de Dan et Sharon dans la vie) une douleur transperçante, déchirante d’une pudeur judéo-chrétienne, là où les mots sont toujours de trop, l’inexpressivité en maitre-chanteur de la souffrance qui se doit d’être tue, la parole ne devant jamais s’élever, le silence-roi au royaume de la douleur. Même la voix de Dan sur scène semble éteinte, lui que l’on invective d’élever le ton pour l’audience, Daisy se refuse au karaoké par une honte hébétée, la mère est tout aussi mutique, et sa seule raison d’élever la voix sera la peur absurde que son mari la trompe. Ce qui fait émerger l’émotion est donc bien dans l’épreuve du silence pudique, les voix sont éteintes, et de ce qui fera la scène la plus bouleversante du film (la famille porte plainte contre l’ex-copine de leur fils décédé pour lui avoir donné accès aux médicaments qui ont conduit à son suicide) fera naitre, également dans un assourdissant silence, l’abandon par l’acceptation.
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Le théâtre, lieu d’expression et de déclaration, permet donc à Dan non pas de verbaliser sa douleur, mais de la jouer, de la mimer, lui qui prendra le rôle de Roméo (de Roméo et Juliette de Shakespeare), et donc métaphoriquement la place de son fils décédé. Ghostlight (le nom de la lumière que l’on laisse sur scène lorsque les théâtres sont éteints, souvent par superstition, pour faire fuir les mauvais esprits) porte remarquablement son titre, car malgré son apparence de film éteint, il est une lumière au milieu de l’obscurité, relayant à la fois la douleur mais aussi l’espoir, il n’y a pas de drame, il n’y a pas de rage intempestive, il y a le supplice d’une famille normale, et leur incapacité d’avancer, noyée dans le silence et l’inexpressivité, cloîtrée dans le mutisme, jouant Shakespeare et sa dramaturgie, alors que leurs relations en sont totalement dénuées. Il n’y a ici aucun drame, aucune larme de trop, il n’y a pas d’esclandre ou de grand bouleversement, mais une douleur qui semble guérir, un prétendu apaisement peut-être illusoire, mais docile, et bienveillant. Il y a donc cette famille à trois, qui n’arrive toujours pas à se projeter dans un futur incertain, mais qui semble peu à peu, accepter un présent moins malveillant, un jour le jour qui annonce une lumière au milieu de l’obscurité, la mort d’un fils, la mort d’un frère, mais la vie d’une famille enfin unie par les liens sacrés d’un amour certes silencieux, mais radical et inaltérable.
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Dans ce chemin cousu de fil blanc, Ghostlight est traversé par une écrasante pudeur, sa douleur est continue, éteinte et silencieuse, mais s’affranchit du drame pour se lover dans la décence, les larmes versées sont-elles curatives et apaisantes. Que cela fait du bien, parfois, de souffrir en silence.
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