Kelly Reichardt – « First Cow »

Il faudrait voir First Cow au cinéma : le dernier film de Kelly Reichardt procure une expérience immersive et sensible rare. Malheureusement, il n’est pas encore distribué en France, où il fait cependant les belles heures des festivals. Aux Etats-Unis, quelques heureux spectateurs ont pu le voir à Los Angeles et New York, avant que la crise sanitaire ne vienne heurter sa trajectoire.

First Cow : Photo

Copyright Allyson Riggs / A24

 

Comme Meek’s Cutoff, (La Dernière piste) réalisé dix ans plus tôt, First Cow est un western situé dans les paysages de l’Oregon, au début du XIXème siècle. Comme lui encore, et dans la lignée des grands westerns des années 70, il réévalue le mythe de la conquête de l’Ouest, soulignant la dureté de l’expérience. Mais, concentré autour de l’histoire simple de deux hommes dont le destin va sceller l’amitié, il fait surtout partager une aventure intime. Le spectateur n’y est nullement galvanisé par de fantastiques chevauchées dans les grands espaces. Le scénario, avare en rebondissements, progresse tout doucement. Les personnages piétinent plus qu’ils ne conquièrent. La figure tutélaire de la vache disait déjà tout cela : ceci n’est pas un “horse opera”. Lenteur et tendresse sont les maîtres mots du récit, qu’ouvre une citation de William Blake :

The bird a nest, the spider a web, man friendship.

De l’amitié comme refuge et territoire. Ainsi, le film, tout en évoquant l’âpreté de la vie des pionniers et le capitalisme sans pitié qui en forme le socle vicié, se caractérise par un lyrisme enveloppant. Dans la première séquence, une femme découvre une fosse dans laquelle gisent, côte à côte, deux squelettes. C’est aux grandes histoires d’amour et de mort que l’on songe plus qu’aux mythes de la conquête quand le récit commence, sous la forme d’un long flashback.

De quoi s’agit-il donc? De deux tendres égarés dans un monde de brutes : Fitgowitz, dit Cookie (John Magaro), arrivé dans le grand Ouest comme cuisinier d’un groupe de chasseurs peu amènes, et King Lu (Orion Lee), un Chinois poursuivi par de méchants Russes. Ils se trouvent, s’épaulent, s’associent. Bientôt les hordes viriles du début du film disparaissent. La douceur s’installe au coeur de nombreuses scènes: Cookie et Lu rêvent leur avenir, échafaudant des projets de pâtisserie et d’hôtel à San Francisco; Cookie calme un bébé oublié dans un saloon ou s’adresse presque amoureusement à une vache; Lu passe le balai. Ces deux-là sont-ils bien taillés pour l’aventure ? Leur commerce de gâteaux est florissant mais la délicieuse saveur des pâtisseries est garantie par un aliment secret: le lait, qu’ils trouvent en trayant clandestinement la seule vache du territoire, possession d’un impitoyable et vaniteux notable.

 

First Cow : Photo John Magaro, Orion Lee

Copyright Allyson Riggs / A24

 

La vache, les pâtissiers et le Prince. Ce pourrait être un conte cruel que ce film, dont le propos critique, les couleurs sombres, et le casting ( en particulier la présence de l’acteur René Auberjonois) rappellent ce grand western crépusculaire qu’est Mc Cabe and Mrs. Miller, de Robert Altman. Mais là où les chansons de Leonard Cohen donnaient une tonalité mélancolique et tragique à Mc Cabe, les ritournelles country toutes simples de William Tyler, jouées par un ou deux instruments sur quelques notes, contribuent à créer ce climat de tranquillité élégiaque dont First Cow est empreint.

Le format 4:3 dit toute la dualité de cette aventure : il enferme, soulignant l’impossibilité d’une vraie trajectoire émancipatrice, mais surtout il montre les deux héros comme protégés par une nature amie plutôt qu’écrasés par des horizons trop larges pour eux. La caméra, placée à hauteur d’homme, les saisit souvent au milieu des frondaisons aux couleurs automnales, magnifiées par le somptueux travail sur la lumière.  La splendeur des intérieurs plongés dans la pénombre et éclairés par des bougies évoque quant à elle le velouté intimiste des tableaux de Georges de la Tour.

Le son est un élément majeur de cette expérience immersive. La première voix humaine se fait entendre après une petite dizaine de minutes, laissant les bruits de la nature ( course des fleuves, pas dans les feuilles, chant des oiseaux) capter l’attention. Tout au long du film, ils formeront comme l’écrin musical de l’action. De même, les quelques dialogues entre Indiens, en Chinook Wawa non sous-titré, deviennent de purs signifiants poétiques et mélodieux.

Western critique, film de casse, romance amicale, ballade contemplative, First Cow est, à l’instar des gâteaux de Cookie, une expérience sensible à la fois simple et inédite, délicate et bienfaisante, qui réjouit les sens et parle à l’âme.

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A propos de Noëlle Gires

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