Arcadie rêvée ou mirage cauchemardesque, la banlieue aux États-Unis concentre les contradictions de la société américaine et a toujours constitué un objet d’étude fascinant pour les romanciers et les cinéastes. Douglas Sirk et David Lynch ont su, parmi d’autres, nous montrer l’envers du décor, derrière ses pelouses impeccables et sa tranquillité de façade. Dans River of Grass, premier long-métrage de Kelly Reichardt, la cinéaste s’attèle à un projet similaire en dévoilant la face cachée de la Floride. Elle revient sur les lieux de son enfance, non loin des Everglades, pour filmer un territoire insolite, marqué au coin de l’étrange. Le titre du film, River of Grass, « la rivière d’herbe », désigne un lieu hybride, flottant, abritant des personnages à la dérive. C’est du reste ainsi que se présente l’héroïne, qui affirme être encore « un peu dans les limbes ». Mariée à un homme qu’elle n’aime pas et négligeant ses enfants, Cozy voit son destin basculer, à l’occasion d’une rencontre de hasard. Sans attaches, la jeune femme entretient tout de même une proximité affective avec son père, flic raté et musicien au chômage. Quant à Lee, jeune homme un peu paumé, il habite toujours chez sa grand-mère où il passe toutes ses journées, en attendant que la vraie vie commence.

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Hybride, le film l’est aussi tant il emprunte à différents genres. River of Grass débute presque comme un documentaire, avec ses images d’archive et sa voix off, emprunte ensuite au thriller avec ses clichés de scènes de crimes, avant de feindre de prendre le chemin de la romance. Alors que le film semble virer au remake de Bonnie and Clyde, il part soudain dans une direction imprévue, enchaînant les rebondissements sur un mode moitié grotesque, moitié grinçant. C’est que la réalisatrice a toujours un coup d’avance sur son spectateur, dont elle déjoue constamment – et jusqu’à la virevolte finale – les attentes. En dépit de son apparence décousue, l’intrigue, rythmée par les solos de batteries du flic mélancolique, s’articule autour d’un récit en contrepoint subtilement travaillé, renforcé par de délicats rappels de couleurs dans la photographie. Faut-il voir dans l’harmonie en bleu et jaune un clin d’œil attendri à Pierrot le fou, auquel River of Grass emprunte quelques-uns des motifs et son sens de l’absurde ? Peut-être, le glamour en moins.

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C’est certainement dans ce refus de séduire le spectateur, dans la mise en scène de personnages peu aimables, souvent impénétrables, que réside l’audace de Kelly Reichardt. Sans parler du choix inhabituel d’une actrice (Lisa Bowman) au physique légèrement atypique, plus proche de la femme réelle que de la star hollywoodienne. Si de prime abord, les personnages semblent surdéterminés, si tout semble déjà joué, River of Grass excède cependant le cadre du réalisme. La réalisatrice parvient à mettre à distance la noirceur de l’intrigue avec une drôlerie ironique, flirtant par moments avec la comédie.

On ne peut que recommander ce film prometteur, sorti en 1994 mais inédit en France, premier long-métrage d’une cinéaste de talent. Mêlant la gravité de Wanda à l’étrangeté de Sweetie, Kelly Reichardt donne à voir comme chez Barbara Loden ou Jane Campion une jeune femme en rupture de ban, révoltée contre un destin arbitraire et grimaçant. La réalisatrice avoue avoir changé la fin de son film après avoir dû se battre sans arrêt sur le tournage pour défendre sa place. La radicalité du geste final de l’héroïne en dit long sur les difficiles conditions de réalisation de River of Grass et lui confère encore plus de prix.

Durée : 74 mn

Version restaurée

 

 

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A propos de Sophie Yavari

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