Quand je me tiens devant une toile, je ne sais jamais ce que je vais faire, et je suis le premier surpris par ce qui sort.
La citation est du peintre espagnol Joan Miró mais aurait aisément pu être prononcée par Lizzy, la sculptrice interprétée par Michelle Williams dans le huitième long métrage de Kelly Reichardt,Showing Up. La cinéaste, devenue l’une des figures majeures du cinéma américain contemporain, fait en effet de son personnage d’artiste un être se laissant déborder, et faisant du débordement un élément constitutif de son travail, infusant son art dans le chaos de la vie et du quotidien, à la fois obsessionnel et dompteur des imprévus et accidents faisant de ses œuvres des objets eux-mêmes imprévisibles. On peut être impressionné par la virtuosité, la maîtrise de son art par un créateur ; mais l’art ne réside-t-il pas aussi dans cet inattendu faisant que l’artiste ne maîtrise finalement pas grand-chose si ce n’est sa technique, transmettant ainsi à l’œuvre une part de son âme pour en faire autre chose qu’un simple objet ? Tel est le propos de Showing up, film étonnamment réflexif dans la filmographie de son autrice.
Lizzy, donc, est une sculptrice secouée par la frénésie de la création ; dans quelques jours aura lieu le vernissage d’une exposition de son travail, elle doit encore modeler quelques œuvres afin de les ajouter à ses sculptures préalables. Mais la créativité ne va pas de soi, liée aux fluctuations de l’inspiration, et le quotidien se charge obstinément de réfréner l’élan créatif : le chat doit être nourri sous peine d’être vraiment pénible ; l’interruption temporaire de l’emploi que Lizzie cumule à sa passion pour l’art et sans lequel elle ne pourrait pas décemment vivre doit être négociée ; le ballon d’eau chaude que sa logeuse Jo (Hong Chau), elle-même artiste, tarde à réparer, l’obsède et l’empêche de penser au plus important. Sans compter les invitations à envoyer, les appels à passer à la famille pour s’assurer que tout le monde viendra au vernissage, l’inquiétude provoquée par un frère ingérable mais qui doit lui aussi être présent pour que la célébration soit totale… Et le pigeon blessé, mutilé par son chat, dont elle se débarrasse avec dégoût dans un premier temps avant de le soigner avec une surprenante abnégation.
De la même façon que son magnifique Wendy et Lucy (2008) était un road movie sans route, le nouveau film de Kelly Reichardt est un film sur l’art sans art, ou presque. Ou peut-être, à l’inverse, un film dans lequel l’art se situe de façon impalpable dans les interstices de chaque plan, compris dans chacune des secondes du long métrage, la création semblant se nourrir des instants perdus, du temps périphérique où le travail de l’artiste, pourtant central, est mis de côté mais se renforce dans l’impensé, dans l’Inconscient d’un créateur apte à faire ressurgir, comme par hasard, presque comme par magie, l’accumulation de petits riens qui font finalement un tout artistique. Nous parlions plus haut dedébordement : c’est par le biais du débordement de la vie, par l’accumulation de ses latences et de ses accidents, que semble surgir une créativité refoulée et plus forte que tout, comme passant par-dessus le couvercle d’une marmite trop remplie. Ces instants de création s’avèrent les plus émouvants de Showing Up, moments de stase montrant Lizzy dans la concentration face à son art alors même qu’elle donne par ailleurs l’impression tenace d’être en mouvement perpétuel.
Le réel influe donc sur sa représentation ; l’idée n’est pas neuve mais n’avait jamais été montrée de cette façon, avec cette simplicité formelle estampillant avec force le cinéma de Kelly Reichardt, avec cette volonté de donner toute sa place à la réalité en faisant de l’art un accident plutôt qu’une fin en soi. L’un des micro-événements du film en est certainement sa clé dialectique : Lizzy passe ses nouvelles pièces au four et fait trop cuire ses sculptures, qui se retrouvent quelque peu endommagées par le chaleur mais que l’artiste ne peut soustraire à l’exposition de son travail. Lors du vernissage, l’un des congénères créateurs de Lizzy, Eric (interprété par l’acteur-musicien André Benjamin), dit alors que le problème de cuisson ayant créé la difformité des pièces n’est pas un problème du fait que l’art se loge dans les imperfections, l’idée même de représentation ne pouvant retranscrire qu’une image modifiée d’un réel existant déjà par essence. Dans ce passage réside sans conteste la véritable dimension théorique de >Showing Up, jusqu’alors inédite dans le cinéma de Reichardt, réalisatrice contenue en entier dans le personnage principal de son film. Sculptrice d’images par le truchement de l’écriture scénaristique, de la mise en scène et du montage (dont elle se charge de film en film), Kelly Reichardt montre son travail de créatrice de cinéma comme un art voué à l’imperfection, à la correction, à la modification, supposant des choix qui équilibreront ou déséquilibreront une œuvre, palliant une erreur en en générant une autre.Showing Up, avec intelligence et humilité, décline alors un propos à la fois désespérant et enthousiasmant : l’art n’est qu’une suite d’erreurs. C’est leur accumulation qui fait l’œuvre, de même que les divers accidents du réel qui l’englobe.
En réfléchissant de cette manière décalée sur la notion d’art, la cinéaste, par extension, représente avec acuité la figure du créateur, donnant à l’autoportrait une valeur universelle. De ce point de vue,Showing Up, bien que formellement très différent du film de Steven Spielberg, n’est pas sans points communs avecThe Fabelmans sorti récemment qui, outre l’emploi commun de Michelle Williams et de Judd Hirsch, se pose les mêmes questions sur la création et sur l’intimité qu’elle suppose que le film de poche de Kelly Reichardt. Qu’est-ce qu’un créateur (artiste, auteur, cuisinier, chroniqueur de Culturopoing, qu’importe) sinon un être se rendant malade pour des imperfections qui seront louées par les uns et négativement critiquées par les autres, dépendant d’une cohorte de subjectivités différentes, la sienne et celles de chacun de celles et ceux auxquels il soumet son travail ? Qu’est-ce qu’un créateur sinon un être solitaire, prompt à s’isoler du monde environnant pour pouvoir travailler mais cependant esclave du réel qui le nourrit nécessairement et dépendant du regard d’autrui sans lequel son oeuvre ne serait pas grand-chose (car qu’est la création sans œil pour le considérer ?) ? Qu’est-ce qu’un créateur, enfin, sinon une personne tiraillée entre son humilité face à sa création devant laquelle il peut se sentir tout petit, gauche et incertain, et son orgueil le poussant à exposer de façon impudique mais libératrice cette incertitude, dans un mélange ambivalent d’assurance et de terreur ?
Ce sont ces questionnements complexes, contenus dans l’écriture du personnage de Lizzy plutôt que dans la lourdeur de certains symboles dus à la volonté théorique du film (le pigeon blessé comme animalisation de l’artiste en proie au doute n’est pas sans didactisme un peu trop appuyé), qui rendent le nouveau film de Kelly Reichardt parfois très émouvant. Showing Up, sans être une pièce maîtresse de la filmographie de son autrice, s’avère d’une intelligence et d’une sagesse remarquables, et une œuvre joliment poétique et philosophique bien que par moments un peu bancale. Mais le film ne se fait-il pas non plus finalement théoricien de l’imperfection ?
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