La frénésie du cinéma de Kim Jee-woon, presque énergivore pour le spectateur qui aurait pu voir J’ai rencontré le Diable (2010) ou Le Bon, la Brute et le Cinglé (2008), donne l’impression de s’être déplacée de la mise en scène qui ne tournait finalement que pour elle-même (au risque de frôler l’inconséquence) vers le seul récit. Ça tourne à Séoul – Cobweb ressemble presque, donc, à une forme d’assagissement qui n’est finalement qu’un glissement sensible d’une dépense moins directement visible mais non moins présente, comme une douleur corporelle qui passerait d’un membre à un autre.
L’action se déroule dans la capitale coréenne dans le courant des années 70. La dictature de Park Chung-hee limite la liberté créatrice des cinéastes du « Pays du matin calme ». Kim (l’indispensable Song Kang-ho), cinéaste de studio réfractaire à la moindre autorité, élève du maître Shin Sang-ok ayant eu son heure de gloire des années auparavant et au talent quelque peu émoussé, décide d’achever son nouveau film, plus ambitieux qu’à l’ordinaire, plus polémique, moins à même de répondre au cahier des charges du régime. Ce dernier ne l’autorise pas à retourner les quelques scènes qui permettraient à Kim de développer sa propre conception du Septième Art. Il réunit et enferme donc son équipe technique et ses acteurs dans un hangar à l’abri des regards afin de terminer clandestinement son œuvre. Mais entre les caprices des uns, les incompétences des autres, l’irruption intempestive des producteurs mis sur le fait accompli et les caciques du régime parvenant à mettre les pieds sur le plateau de tournage, Kim doit se battre pour développer sa vision exigeante tout en faisant croire qu’il obéit aux directives du pouvoir.
Les métafilms racontant des tournages problématiques écument actuellement les salles de cinéma ; leur succès divers provient de l’approche que les cinéastes en font ; quand Michel Gondry aborde le genre dans le récent et magnifique Livre des solutions, il le dévie pour en faire le portrait d’un réalisateur détraqué, faisant de sa folie alternant entre douceur et furie et de sa force créatrice deux sœurs jumelles, indissociables. Kim Jee-woon, étonnamment, se fait presque classique, à deux doigts de l’académisme, dans sa manière de considérer le temps d’un tournage comme un maelström dirigé par un visionnaire omnipotent car omniscient, possédant une vérité artistique absolue jamais prise en défaut. Sa manière didactique, naïvement angélique, de considérer le cinéaste comme un Créateur infaillible pourrait être touchante à défaut d’être très fine ; elle devient dérangeante par le fait que Kim Jee-woon fasse de son personnage homonyme une sorte d’avatar, figuration réflexive de ce qu’il semble considérer comme son propre talent. De ce point de vue, Ça tourne à Séoul – Cobweb est difficile à prendre véritablement au sérieux, film intoxiqué par la petite fatuité de son auteur. Certainement conscient de l’image de prétention qu’il peut renvoyer, Kim tente tardivement de faire de son double un imposteur voleur de talent (celui de l’icône Shin Sang-ok), mais paradoxalement, cette tentative de salissure d’un protagoniste héroïsé ne fait que renforcer le caractère hagiographique du portrait, assumant ses (gros) défauts pour mieux surligner les qualités éthiques et théoriques d’un démiurge restant humain jusque dans ses failles les plus inavouables.
Si l’approche du genre est discutable, Kim Jee-woon, qui n’a jamais été mauvais caméra au poing, reste un réalisateur maîtrisant le pur talent graphique, le sens du cadre et du montage. Ça tourne à Séoul – Cobweb ne se nourrit finalement que de ce formalisme, et ceci de façon finalement un peu dommageable, faisant de l’acte même de mise en scène le ferment de l’autosatisfaction teintant passablement le récit. La longue séquence du tournage du plan-séquence-clé de « Dans la toile » (le film enchâssé dans celui de Kim Jee-woon) est assez révélatrice du talent et de l’ego conjoints du cinéaste coréen, scéne tout à la fois virtuose, formellement impressionnante mais se regardant un peu filmer, jusqu’à montrer un résultat final qui possède moins les codes d’un cinéma coréen seventies contenant les impuretés du cinéma de la modernité contemporain de l’époque durant laquelle se déroule la diégèse du fillm que le noir et blanc léché d’un certain classicisme lisse, presque « à l’ancienne », existant ici moins pour la volonté d’émotion ou pour sa place dans le récit que pour son simple rôle démonstratif, extrait émancipé d’un film (« Dans la toile », donc) qui, partiellement montré par petits bouts au sein du long métrage de Kim Jee-woon, filmé par ce dernier (dans la réalité) et par son double fictionnel (le Kim du récit), n’existe fondamentalement pas.
Sans en avoir l’air, peut-être sans véritablement le vouloir, Ça tourne à Séoul – Cobweb applique à la lettre les enjeux d’une post-modernité un peu vide, ce cinéma tentant de se montrer à la fois iconoclaste et plein de révérence vis-à-vis d’un art dont il faudrait simultanément casser toutes les règles et se montrer nostalgique et énamouré, double discoours passant essentiellement par une réflexivité qui se voudrait théorique mais qui tourne finalement à vide. De ce point de vue, Kim Jee-woon se révèle un étonnant double asiatique du Michel Hazanavicius des derniers temps, reprenant tout à la fois l’idée de l’insertion d’une réalité iconique au sein d’une pure fiction (la séquence mettant en scène la rencontre fantasmée entre Kim comme avatar de Kim Jee-woon avec Shin Sang-ok n’est pas sans évoquer la rencontre improbable du cinéma d’Hazanavicius avec la figure godardienne dans Le Redoutable [2017]) et l’élaboration d’un plan-séquence, entre débrouillardise galérienne et talent visionnaire, considérée comme fin en soi et qui constituait déjà la trame entière de Coupez ! (2022), geste de cinéma lui-même motivé par l’envie de refaire, se réappropriant avec une étonnante fidélité dramatique et formelle l’enthousiasmant Ne coupez pas ! de Shin’ichirô Ueda (2017).
Divertissement correct, jamais fondamentalement désagréable, Ça tourne à Séoul – Cobweb semble donc cependant constituer un affadissement du cinéma de Kim Jee-woon, qui a toujours été tourné vers la notion de reprise (exemplairement Le Bon, la Brute et le Cinglé, dont le titre français est révélateur) mais qui perd ici l’énergie graphique qui servait de carburant à son travail, tombant dans les travers d’un conformisme étonnant, entre métafilm en panique, comédie burlesque gentiment noire et introspection mélancolique d’un artiste à la fois nombriliste et insatisfait, pas vraiment dupe du caractère mineur de son film comme le prouverait l’immobilité impassible de son personnage-avatar lors du triomphe final de la première de son film. Ou Kim comme l’incarnation insistante d’un artiste se faisant mousser par une indiscernabilité un peu trop forcée.
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