(Le texte comporte des spoilers)
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Les Amants sacrifiés constitue un tournant dans la carrière de Kiyoshi Kurosawa. C’est son premier film historique, le premier dans lequel il aborde des thèmes relatifs à la guerre impérialiste menée par le Japon autour des années trente et quarante. Les phénomènes surnaturels et oniriques auxquels il nous a habitués disparaissent – presque – complètement du cadre. Un ton mélodramatique et des émotions exprimées de manière emphatique par les personnages s’installent.
Les Amants sacrifiés a remporté le Lion d’Argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise 2020 et, très récemment, Kiyoshi Kurosawa a reçu dans son propre pays la Médaille du Ruban Pourpre – destiné à honorer ceux qui ont contribué au développement des sciences et des arts.
Le réalisateur acquiert ainsi une dimension internationale, ou, à tout le moins, une notoriété plus importante qu’auparavant. Le surnom de « deuxième Kurosawa » n’est plus désormais utile.
Une partie du tournage s’est déroulé à Kobe. Au départ, c’est la Société Publique d’Audiovisuel NHK qui lance un appel à projets pour tourner un téléfilm dans cette ville en résolution 8K – une technologie de pointe. Le cinéaste Ryusuke Hamaguchi – remarqué récemment pour Drive My Car – et le producteur Tadashi Nohara souhaitent écrire un scénario ensemble. Ils ont déjà co-signé celui de Senses (2015), ample tableau en cinq volets représentant quatre femmes vivant à Kobe de nos jours. Ils ont tous les deux été étudiants de Kiyoshi Kurosawa à l’Université des Arts de Tokyo, où le réalisateur enseigne depuis 2005.
Quelques années avant, Kurosawa avait travaillé sur un projet co-produit par la Chine et le Japon, intitulé 1905. Il y était question d’un créancier chinois du temps de la dynastie Qing qui débarque à Yokohama alors que le Pays du Soleil Levant est emporté dans la guerre qui l’oppose à la Russie. Le conflit territorial concernant les îles Senkaku qui a resurgi vers 2012-2013 a fortement perturbé la production dans laquelle est impliqué Kurosawa et la société de production japonaise qui co-finance 1905 a fait faillite.
Ce projet inachevé donne des idées à Hamaguchi et Nohara pour construire une intrigue sur fond de tensions diplomatiques. Les co-scénaristes s’inspirent d’un article de journal paru dans les années 1940 qui évoque le travail des forces policières et militaires visant à débusquer des espions se cachant dans la ville portuaire de Kobe. Ils mènent des recherches sur les secrets d’État auxquels les espions se seraient intéressés et élaborent une intrigue autour de l’institut de recherche bactériologique de l’armée japonaise du Guandong en Mandchourie, connue sous le nom d’Unité 731. Au cours de l’écriture du scénario, ils puisent leur inspiration dans l’œuvre de leur professeur de cinéma. En faisant apparaître un film-preuve au cœur même du récit, ils se référent en quelque sorte aux films d’archives que l’on peut voir dans Cure (1997) et Loft (2005).
Les relations complexes tissées entre les deux protagonistes, Satoko et son mari Yusaku, par Hamaguchi et Nohara – relations faites de soupçons et de possibles trahisons -, intriguent Kurosawa qui est d’ailleurs natif de Kobe. Et ce, même si la dimension passionnée et romantique de leur amour, qui a quelque chose d’hollywoodien, tranche avec les émotions plus contenues de ses personnages habituels évoluant dans des univers mystérieux.
En fait, Kurosawa va essayer de donner une certaine épaisseur réaliste à ses personnages, en étudiant la façon dont les Japonais parlent dans les films réalisés à la fin des années trente et au début des années quarante. Pour le rôle de la protagoniste féminine Satoko, le cinéaste suggère à l’actrice Yu Aoi de se référer à Kinuyo Tanaka dans Une poule dans le vent (1948) de Yasujiro Ozu.
Ces relations entre Yusaku et son épouse Satoko évoluent dans un climat de tensions politiques et diplomatiques entre le Japon et ceux qu’il considère comme ses ennemis. Au début, le couple semble mener une vie confortable, en suivant la mode occidentale, et dans un climat de confiance mutuelle. Cette vie est remise en question, menacée par le durcissement du contrôle de l’État sur les citoyens japonais et sur les étrangers résidant dans le pays, et par les événements que chacun des époux vit. Après un voyage d’affaires de Yusaku en Mandchourie avec son neveu Fumio, Satoko sent que son mari lui cache quelque chose. Elle le soupçonne d’avoir une relation adultère avec une jeune femme que les deux hommes ont ramenée du continent. L’idée de perdre son mari, l’amour de ce mari, la terrifie. Mais, contrairement à ce qu’elle croit, Yusaku ne la trompe pas. Il mène des actions secrètes dans le but de dénoncer les atrocités commises par l’armée japonaise en Mandchourie : « Je ne peux m’empêcher de ne pas agir après avoir assisté à une telle monstruosité ». En l’apprenant, Satoko lui reproche, au moins dans un premier temps, de mettre en danger leur couple et le bonheur qu’ils partagent, mais aussi de faire d’elle « la femme d’un espion » (c’est la traduction littérale du titre original : Spy no tsuma).
L’Homme et la femme n’ont évidemment pas, à l’époque, la même position dans la société, et la même vision de la réalité. La femme est préoccupée par la vie quotidienne, le foyer, la vie sentimentale au sein du couple. L’homme par ce qui concerne la vie politique, au niveau international autant que national.
Yusaku a ramené des documents de Mandchourie, et, parmi eux, un film tourné par les Japonais eux-mêmes. Satoko vole ces documents dans le coffre de son mari. Le spectateur peut imaginer qu’elle cherche ainsi à empêcher son mari de les utiliser, en les livrant aux autorités nippones. Mais, en visionnant le film, Satoko a décidé de l’aider dans son combat – même si cela implique que c’est le neveu Fumio qui sera sacrifié, seul, torturé atrocement comme il l’est par les militaires qui l’ont arrêté.
Kurosawa utilise le procédé du film dans le film pour rappeler l’importance de l’image comme preuve. Preuve de ce qui a été fait par les bourreaux et vu par les témoins extérieurs ou les victimes. Les images d’expériences menées par les Japonais sur les populations de Mandchourie, et l’utilisation que veulent en faire ceux qui entendent dénoncer ces expériences évoquent la réalité de la Shoah et de ses suites.
Le cinéaste décline la mise en abîme de plusieurs manières. Yusaku est cinéphile. Il a l’occasion de tourner un petit film amateur mettant en scène Satoko dans le rôle d’une espionne. C’est une manière de représenter la méfiance probablement inconsciente du mari vis-à-vis de sa femme.
Le couple assiste à un moment à une projection de film dans un cinéma. Après des actualités à la gloire du Japon impérial, de sa supposée grandeur, nous pouvons en voir le générique. Il s’agit de Kōchiyama Sōshun (1936) de Sadao Yamanaka. Manière subtile et ironique de dénoncer le régime qui dans la réalité a brisé la vie du cinéaste mobilisé dans le conflit contre la Chine et mort à l’âge de 28 ans.
Si le comportement du mari Yusaku et les intentions qui président à ses actions peuvent paraître énigmatiques, opaques, ceux de sa femme Satoko surprennent vraiment. Notamment son changement d’attitude par rapport aux projets de Yusaku visant à dénoncer les exactions de l’Armée nippone. Le fait, également, qu’elle remette les documents-preuves au chef militaire qui enquête et qui est celui qui arrête et fait torturer le neveu Fumio. Ce chef militaire se prénomme Taiji. Il est un ami du couple et il a probablement un sentiment d’amour envers Satoko, tout en étant implacablement et impitoyablement au service de sa Patrie.
On peut considérer que les auteurs du film ont sciemment choisi de représenter ce parcours de femme avec de grandes et profondes zones d’ombres. On peut aussi penser, et c’est mon cas, que ces zones d’ombre trahissent un problème dans la capacité des co-scénaristes et du cinéaste à s’accorder concernant ce protagoniste féminin. La volonté d’Hamaguchi était de représenter un personnage ardent, capable de tout sacrifier pour sa passion amoureuse, se référant notamment au type d’héroïnes incarnées par l’actrice Ayako Wakao dans le cinéma de Yasuzo Masumura. Kurosawa a déclaré, lui, dans une interview accordée dans son pays natal à l’occasion de la sortie des Amants sacrifiés que le thème de l’adultère et les sentiments de jalousie ne l’intéressent pas comme sujet de film.
Parmi les points forts du film, on retiendra le final. Les circonstances ont fait que Satoko a été séparée de son mari. Elle est arrêtée par Taiji et se retrouve internée dans un asile. On ne sait d’ailleurs pas si elle se retrouve en ce lieu grâce à une intervention du chef militaire qui, ainsi, la protège.
À la fin de la guerre, Satoko a l’opportunité de sortir de l’asile. Elle refuse. Peut-être veut-elle signifier par là que c’est une manière de continuer à rester lucide dans un pays de fous. Peut-être est-ce une façon de réparer ce qu’elle pourrait considérer comme des fautes… Entre autres, un égoïsme qui l’a menée à sacrifier en quelque sorte Fumio, à jouer à l’espionne aux côtés de son mari plus qu’à être véritablement convaincue par son engagement éthique et humanitaire.
Suite à des bombardements alliés, Satoko sort de l’asile, traverse des espaces en feu alors que les cris de douleur des civils sont entendus, et se retrouve sur une plage. Elle s’effondre en larmes et la caméra filme alors, la laissant hors-champ, l’horizon et le ciel. Une belle manière de clore la représentation du parcours de cette femme qui a finalement vu l’horreur de ses yeux, comme son mari, au-delà même des images du film intradiégétique. Quelque chose qui peut évoquer en l’esprit du spectateur des œuvres comme Hiroshima mon amour et Stromboli…
À noter que les co-scénaristes Hamaguchi et Nohara avaient prévu une fin tragique, mais que le réalisateur Kurosawa a souhaité avec ces images et le texte de conclusion ménager une fin plus ouverte et dessiner une perspective possiblement positive pour les deux héros.
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