Révélation spectaculaire de la décennie 2010, le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho s’est fait un nom sur la scène internationale en trois longs-métrages : Les Bruits de Recife, Aquarius et Bacurau (coréalisé aux côtés de Juliano Dornelles, Prix du Jury au Festival de Cannes 2019). Après quatre ans d’absence, une durée équivalente à celle de son exil français le temps du mandat de Jair Bolsonaro, il revient presque simultanément dans son pays et au cinéma. Il délaisse la fiction pour proposer un voyage au cœur de ses premiers mouvements artistiques, mais aussi de son enfance, son adolescence et du développement de sa cinéphilie. En 1992, il signait deux courts-métrages documentaires dans le cadre de son projet de fin d’études d’école de journalisme. Homem de Projeção (en coréalisation avec Elissama Cantalice) suivait Alexandre Moura, opérateur de projection au Ciné Art Palacio au centre de Recife. Casa de Imagem, se penchait sur la fin des cinémas de quartier à Recife en mêlant images U-Matic, VHS et Super 8. Le 7ème art, par le prisme de la salle, se posait comme le sujet central, indissociable de la région dans laquelle il a grandi. Trois décennies plus tard, Portraits Fantômes partage plus que des échos avec ces œuvres inaugurales, il en constitue si non une suite, a minima un prolongement. Le film, fruit d’un travail de maturation de plusieurs années (près d’une dizaine d’après son auteur) se compose aux deux tiers d’archives puisées dans la production cinématographique et télévisuelle du Pernambouc (état dont Recife est la capitale), Cinémathèque brésilienne, le Centre technique de l’audiovisuel (CTAV) et la Fondation Joaquim Nabuco ainsi que dans la collection personnelle du réalisateur. Ce dernier reprend certains passages tournés pour Homem de Projeção et Casa de Imagem, au milieu d’images inédites (plusieurs heures d’après les dires de Mendonça Filho). Présenté en Séance Spéciale du dernier Festival de Cannes, il s’agit d’une exploration multidimensionnelle de Recife, à travers le temps, le cinéma, le son, l’architecture et l’urbanisme. Les grandes salles du centre-ville du 20ème siècle sont aujourd’hui pour la plupart disparues. Cette zone est maintenant un site archéologique qui révèle des aspects désormais perdus de la vie en société. Et cela ne représente qu’une partie de l’histoire… Dans cette déambulation ludique, les individus se confondent avec les personnages, les lieux avec les décors, les paroles avec les dialogues.

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Divisé en trois chapitres et narré en voix-off par Kleber Mendonça Filho lui-même, Portraits Fantômes part d’une individualité pour agrandir progressivement son horizon. Dans un premier temps, situé au sein de la demeure familiale, il nous fait, entre autres, découvrir l’inspiration de séquences emblématiques des Bruits de Recife (plusieurs visions du quartier de Setúbal) et d’Aquarius (la scène des termites), tout en mettant à nu la transformation d’un lieu en décor, du quotidien en image intemporelle. Il révèle également un œil attentif et fasciné, tant par les architectures intérieures que par les vues extérieures. L’exercice est intéressant, d’autant plus lorsque nous avons adoré les longs-métrages concernés, mais peut donner l’impression de ne s’adresser qu’à une poignée d’initiés. Pourtant, c’est précisément en évoquant ses réalisations que le cinéaste trouve le moyen de se livrer intérieurement et parallèlement de s’ouvrir à son spectateur. Son flot de souvenirs et de récits qui rejaillissent, mis en perspective avec les extraits de films et les archives retrouvées, élabore un puzzle foncièrement intime et à l’universalité grandissante, où subjectivité et objectivité s’entremêlent. Le deuxième chapitre sort de la maison pour s’élargir à Recife, observée par le prisme de ses cinémas et de leurs découvertes par un Mendonça Filho enfant puis adolescent et aujourd’hui adulte. De ses premières séances, ses émois cinéphiles fondateurs, à sa fascination pour les lieux et leurs spécificités, il interroge petit à petit la place du 7ème art, qui au-delà de sa fonction de divertissement constitue d’évidence un instrument politique. C’est ainsi qu’il fait resurgir trente ans après Homem de Projeção, Alexandre Moura (décédé en 2003), qui était projectionniste lors de la période dictatoriale du projet et fut contraint de se soumettre à la censure imposée. Outre cet épisode, raconté avec humour et esprit, les allusions au nazisme viennent rappeler une collusion des régimes autoritaires. Celle-ci pourrait s’apparenter aux fantômes du titre, si le Brésil n’avait pas récemment cédé à l’extrême-droite, dès lors, implicitement à l’écran et dans notre esprit, passé et présent se répondent. Une sensation accentuée par un dernier acte relatant la disparition progressive des salles et la transformation de plusieurs d’entre elles en églises. Le religieux remplace la culture, dans une société où les évangélistes accroissent leur influence (ils dépasseront prochainement le nombre de catholiques dans le pays), jusqu’à jouer un rôle décisif dans l’élection présidentielle de 2018. En retraçant d’un même geste son histoire personnelle et celle de sa ville, se remémorant des souvenirs heureux sans taire les heures sombres de l’Histoire, le réalisateur éclaire et explicite son rapport au cinéma. À la fois profondément intime et résolument ouvert sur le monde qui l’entoure, Portraits Fantômes, dépasse sa dimension de témoignage d’une époque révolue ou d’exercice nostalgique. Il se refuse à toute forme d’idéalisme pour tendre à l’impartialité, derrière sa nature par essence subjective, qu’il n’a de cesse de confronter au réel. Omniprésent, l’auteur d’Aquarius s’efface peu à peu pour se poser en conteur habité, sincère et émouvant, à l’image du film dans son entièreté.

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Découvert lors de la 15ème édition du Festival Lumière.

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