Koji Fukada a remporté avec Harmonium – son cinquième long-métrage – le Prix du Jury dans la section Un certain regard, lors du Festival de Cannes 2016. Au début des années 2000, les cinéastes japonais tels que Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa, et Nobuhiro Suwa ont conquis la scène internationale du cinéma d’auteur. Quelques années après, à part quelques exceptions (Naomi Kawase, Hirokazu Kore-eda, Takashi Miiké, Sion Sono, etc.), le cinéma nippon a commencé à perdre de son impact. La récompense apportée à Fukada, âgé de seulement 36 ans, attirera l’attention du monde du 7e art vers le jeune cinéma japonais. Fukada en devient une figure majeure, avec Katsuya Tomita, Ryusuke Hamaguchi et Sho Miyake – pour ne citer que quelques noms.
Le talent de Fukada est déjà reconnu lors de la 35e édition du Festival des 3 continents de Nantes, en 2013, où il a remporté la Montgolfière d’Or pour Au revoir l’été. Le film raconte le désespoir et l’amertume ressentis par une adolescente japonaise par rapport à son avenir. La subtilité de la construction narrative et la maîtrise de la mise-en-scène de son dernier film, Harmonium, sont déjà là.
Fukada a l’idée de Harmonium il y a dix ans. Il écrit un synopsis d’une page dans le but d’en faire un long-métrage. Afin de trouver des subventions, il prépare un scénario à partir de la première partie du synopsis, dans l’espoir d’en faire ensuite un pilote. Ce scénario s’appelle Rinten (Rotative). Finalement son projet ne retient pas l’attention. Fukada écrit un nouveau scénario à partir de celui de Rinten, et il réalise un long-métrage intitulé Hospitalité (Kantai, 2010). Celui-ci appartient au registre de la comédie noire et raconte l’histoire d’une famille en apparence bien ordinaire, mais qui est bouleversée par l’arrivée d’une personne venant de l’extérieur.
En 2016, Harmonium, dont l’idée de départ avait donc été transformée en Rinten et en Hospitalité, resurgit sous une nouvelle forme, et ce grâce à une co-production franco-japonaise. Le film est construit en deux parties. La première raconte, comme dans Hospitalité, l’intrusion d’un homme mystérieux dans une famille, les Suzuoka – une intrigue qui rappelle bien évidemment Théorème (1970) de Pasolini.
Cependant, les relations entre les différents membres de cette famille Suzuoka semblent dysfonctionner dès le début – avant l’arrivée de l’étranger. Il est ironique que le film s’intitule Harmonium, alors que la famille manque d’harmonie. L’instrument a une signification symbolique forte dans le film. Le tout premier plan montre Hotaru, l’enfant Suzuoka âgée de 10 ans, de dos, assise, jouant de l’harmonium. Sa mère l’appelle pour prendre son petit-déjeuner. La musique s’arrête, mais le métronome continue de battre mécaniquement. Un suspense est créé. Le film revêt ainsi, dès le début, un caractère sombre et inquiétant, et sont en quelque sorte annoncés d’emblée des événements tragiques.
La famille Suzuoka habite dans une banlieue de Tokyo. Toshio, le père, dirige une petite usine de façonnage de métal, intégrée au foyer – la frontière est floue entre vie professionnelle et vie privée. Akié, la mère, s’occupe du ménage.
Un beau jour, Yasaka, un vieil ami de Toshio, apparaît comme venant de nulle part, tel un fantôme surgissant du passé secret du père de la famille. Leurs retrouvailles montrent qu’ils se connaissent bien. L’homme vient de regagner sa liberté au bout de onze ans passés en prison. Il a commis un meurtre avec Toshio, mais il n’a pas dénoncé celui-ci. Aujourd’hui, Yasaka n’a ni famille ni logement ; tout ce à quoi son ancien complice a eu droit, en échappant à l’incarcération. Toshio embauche donc Yasaka dans son atelier et lui offre son toit. Ainsi, il rembourse sa dette envers son ancien camarade de la bande de yakuzas.
Au début, Akié est confuse par la décision arbitraire de Toshio. Mais, très vite, l’« intrus » prend une place importante dans la famille, et la mère tombe sous le charme de cet homme attentionné et courtois, bien différent de son mari insensible et taciturne. Yasaka accompagne Akié dans ses activités caritatives de l’église protestante qu’elle fréquente avec sa fille. La bienveillance de l’homme gagne également la confiance de Hotaru. Celui-ci l’aide même à s’entraîner sur l’harmonium pour un récital à venir.
Pourtant, les moments idylliques ne dureront pas longtemps. La complexité de l’homme mystérieux se révèle progressivement. Il oscille constamment entre l’expression d’un caractère farouche et celle d’un caractère calme. Son comportement est imprévisible et ses intentions ne sont pas claires. Lorsque les pulsions sexuelles de Yasaka se révèlent et se dirigent sur Akié, celle-ci, au lieu d’offrir son corps, résiste en poussant l’homme par terre. La scène finale de la première partie suggère que c’est probablement Hotaru qui est alors la victime de la férocité animale de l’homme, à la place de sa mère.
Le récit de la seconde partie nous plonge huit années après la première. La transformation physique de Hotaru est bouleversante. Elle est aujourd’hui une adolescente. Mais elle a perdu son autonomie. Étant gravement paralysée, elle est clouée sur un fauteuil roulant. Son visage est figé, sa bouche ouverte en forme de O. Ces séquelles témoignent de l’atrocité du « drame ». Les parents n’ont pas du tout la même perception des événements : Toshio se sent libéré du fantôme du passé, alors qu’Akié est profondément tourmentée.
Dans cette seconde partie, les thèmes du péché, de la culpabilité, de la punition et du sacrifice se rapportent aux éléments religieux de la première partie : la foi, l’église, l’harmonium (instrument sacré) et l’innocence.
L’oubli est-il possible ? Non. Une autre personne de l’extérieur – qui est comme une réminiscence de Yasaka – bouleverse à nouveau la famille. Le passé persiste, le couple n’arrive pas à s’en débarrasser.
La structure du récit est complexe, mais subtile. La narration est assez elliptique. Rien n’est laissé en évidence : les choses ne sont pas illustrées de manière explicite. Des couleurs clés sont utilisées – le blanc et le rouge -, et évitent des explications superflues. Les personnages semblent retenir leur réel ressenti au fond de leur cœur. L’intemporalité des lieux (quartier mi-résidentiel et mi-industriel, rivière, église) donne une dimension universelle au récit. Le spectateur est invité à imaginer et interpréter, chacun à sa façon, à partir des éléments persistants et fragmentaires qui figurent dans le film.
Comme pour ce qui concerne Sakuko dans Au revoir l’été et la femme-robot de Sayonara (réalisé en 2015 et qui sortira le 19 avril 2017), Fukada insère un personnage clé pour mettre le récit à distance. Dans Harmonium, Hotaru est une figure à part, dotée d’un regard observateur, d’une présence discrète qui en fait un témoin. Le nom de Hotaru signifie en japonais « luciole ». L’enfant apparaît moins sur l’écran que ses parents et Yasaka. Pourtant, sa petite silhouette brille dans l’obscurité et éclaire la noirceur du cœur de chacun des personnages et observe silencieusement le monde alentour. Dans la première partie du film, la caméra capture un moment de vérité. La fillette est filmée seule, comme un individu solitaire et indépendant, écoutant une scène de ménage entre ses parents que l’on entend hors-champ. Ce gros plan inoubliable sur Hotaru, avec une sublime lumière, illustre l’innocence rare, sacrifiée au moment ultime de la purification.
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Tomomi Suzuki a interviewé Koji Fukada le 4 janvier 2017. L’entretien se trouve ICI
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