Cinéaste fascinant ne laissant jamais vraiment indifférent, provoquant le rejet net ou l’ébahissement total, le Hongrois Kornél Mundruczó semble guidé par l’idée de mêler l’hyperréalisme de la description d’un monde à la dureté d’airain à la poétisation de ses horreurs, de ses inhumanités par des idées de mise en scène d’une splendeur parfois sidérante (d’aucuns diraient « tape-à-l’œil ») et par la virtuosité de plans-séquences aussi immersifs que révélateurs de la puissance esthétique et politique de son cinéma. C’est cette cohabitation de la laideur et de la beauté qui cristallise le plus souvent les critiques faites à l’encontre de Mundruczó, accusé de rendre spectaculaires, donc indécents, la misère et ses versants sordides, alors même que cette virtuosité permet justement de questionner l’humain et l’époque par l’utilisation d’une symbolique dialectiquement toujours riche et efficace. De ce point de vue, le film le plus décrié du cinéaste, La Lune de Jupiter (2017), s’avère aussi son plus beau pour ses plus farouches défenseurs.
Non sans qualités, Evolution, neuvième long métrage de Kornél Mundruczó inspiré par la vie de la grand-mère de Kata Wéber (co-scénariste et épouse du cinéaste), se révèle cependant être malheureusement l’un de ses films les moins forts, tombant trop souvent dans un didactisme inattendu, piège qu’il avait jusque-là évité dans sa filmographie. Traitant un sujet imposant (le rapport contemporain des personnages à leur judéité influencé par l’horreur concentrationnaire pesant comme un fardeau rendu pourtant de plus en plus abstrait par la succession des générations) en moins de cent minutes et selon une structure narrative en trois parties à même de montrer les diverses strates générationnelles (de ce point de vue, cette nouvelle œuvre épouse les enjeux temporels de son dernier très beau Pieces of a Woman [2021], du traumatisme à l’apaisement) mais s’avérant ici parfois un peu trop scolaire, l’œuvre ne fait finalement qu’effleurer son sujet, et s’effiloche au fur et à mesure qu’il progresse, de la formidable puissance évocatrice de sa première partie à son final joliment optimiste mais assez étonnant de naïveté.
L’intrigant démarrage d’Evolution annonce dans la meilleure veine symbolique du cinéma de Mundruczó le sujet sur lequel le film se penchera de façon beaucoup plus explicite lors de ses deux autres tiers. Trois hommes munis de baquets d’eau, de balais et d’un produit indéterminé mais visiblement décapant nettoient énergiquement un endroit vide aux murs en pisé. L’un des trois personnages trouve, coincée dans l’un des nombreuses fissures de l’endroit, une touffe de cheveux. Puis une autre, plus encore une autre, plus importante… Jusqu’à trouver des tas de cheveux dissimulés un peu partout dans la pièce, parfois sous forme de cordes d’une longueur aberrante. À la découverte de ces cheveux succède celle d’un enfant hurlant dissimulé dans le sol, littéralement exhumé. Nous sommes au sein d’Auschwitz en 1945, après que les Soviétiques ont libéré le camp d’extermination et au moment où la Croix-Rouge polonaise nettoie le lieu de mort. Sans une seule ligne de dialogue, par la simple force de la mise en scène et de son plan-séquence, Mundruczó met en parallèle le poids du génocide (les cheveux, l’enfant survivant) et la volonté de refoulement de la part des victimes le rendant encore plus problématique (la vacuité de la pièce où se dissimulent les restes pourtant imposants du drame primitif).
Les deux autres parties suivant directement cette séquence littéralement saisissante s’avèrent plus faibles, ceci à cause de cette volonté maladroite de verbaliser de façon trop théâtrale ce que l’image seule exprimait de la façon la plus claire et frappante possible. On y voit l’affrontement entre Eva, l’enfant découvert dans la première partie devenu vieille dame (Lili Monori), traumatisée par son histoire mais cherchant à la mettre au rebut, avec sa fille Lena (Annamária Láng) qui souhaite exorciser le poids du passé ; puis celui opposant Lena et son fils Jonas (Goya Rego), lycéen réfractaire rejetant sa judéité (se transmettant par la mère : en fin de chaîne héréditaire, l’adolescent est le seul élément masculin de la famille) et souhaitant par là même se débarrasser de la douleur d’une Histoire avec laquelle il ne cohabite pas.
Ces deux tiers, non exempts d’instants formidablement surprenants (l’élément aquatique dans la seconde partie), semblent moins passionnants et complexes, plus explicites et scolaires. Si le fait de traiter le traumatisme historique par le truchement de l’intimité familiale (redoublée par le fait que l’histoire d’Eva soit liée à celle de Kata Wéber, et donc par extension à celle du cinéaste lui-même) rend le film touchant et parfois très juste dans les relations que tissent les personnages entre eux, Evolution semble un peu lesté par les mots, laissant de côté la part poétique par moments contestable mais souvent puissante qui nourrit usuellement le cinéma roboratif de Mundruczó. Ses détracteurs habituels diront certainement qu’il s’agit de l’un de ses meilleurs films, le cinéaste mettant quelque peu en sourdine la virtuosité qui lui est habituelle ; nous sommes cependant également en droit de penser que cette œuvre, plus classique qu’à l’accoutumée dans la filmographie du réalisateur hongrois, certes intelligente et plus profonde que bien des fictions exploitées en salles, est aussi la plus balisée et consensuelle de Kornél Mundruczó.
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