Apocalypse

Pieces of a Woman, huitième long-métrage de Kornél Mundruczó et premier d’entre eux à être tourné en langue anglaise (il est diffusé depuis le 7 janvier sur la plate-forme Netflix), est le récit d’une apocalypse. Le réalisateur hongrois, dont les deux magnifiques derniers films sont sans conteste à compter parmi les fables politiques les plus puissantes de ces dernières années (White God en 2014 et La Lune de Jupiter en 2017), change son fusil d’épaule pour traiter cette fois-ci d’un sujet résolument intime, la perte d’un enfant mort-né et la dévastation intérieure qui s’ensuit pour les parents et pour leur entourage. Ce récit est traité de façon malheureusement très personnelle par Mundruczó, lui-même et sa femme ayant subi le traumatisme raconté par le film, le couple ayant d’abord refoulé la douleur avant de la laisser exploser artistiquement, d’abord au théâtre puis avec le scénario de ce film écrit par Kata Wéber, qui est la femme du cinéaste.

Martha (Vanessa Kirby, révélée par la série The Crown, et qui n’a pas volé sa Coupe Volpi de l’Interprétation Féminine au dernier Festival de Venise pour ce film) attend une petite fille ; elle et son mari Sean (Shia LeBeouf, acteur toujours très juste, ce que les accusations légitimes pesant actuellement sur ses épaules ne changeront jamais) souhaitent un accouchement à domicile. Mais l’enfant ne survit que quelques secondes hors du ventre maternel. Le nouveau-né déjà-mort est alors comparable à un organe vital dont l’existence serait encore inconnue par le couple : bien que ne connaissant pas l’enfant (ils ne l’auront vu en tout et pour tout qu’une minute en vie), ils s’y reconnaissent de façon innée, et l’ablation tragique de cet organe va générer le dysfonctionnement du corps conjugal, ainsi que celui du corps familial de Martha.

Mère dévastée (Vanessa Kirby) (©Netflix)

La scène d’accouchement, socle sur lequel reposent le film et sa progression narrative, est impressionnante à plus d’un titre. Elle marque durablement par sa manière puissante de lier l’intime et la crudité, de montrer ce qui est censé être le plus bel événement d’une vie familiale avec la trivialité que ledit événement recèle : les ultimes nausées, la perte d’humeurs (liquide amniotique, sang…), l’application de bons élèves ayant appris la théorie mêlée à la peur panique de l’instant de la pratique prenant l’allure d’une page qui se tourne, la douleur de la mère, l’impuissance du père… Tout cela est filmé de façon frontale sans pour autant être voyeur, mettant un point d’honneur à tout montrer sans insister sur rien et parsemant la séquence d’indices inquiétants, traçant petit caillou par petit caillou le chemin vers l’issue tragique du moment (une infime trace de sang dans une baignoire, les battements de coeur pas assez perceptibles de l’enfant dans le ventre de sa mère…). Le moment impressionne d’autant plus que Mundruczó choisit de filmer tout cela en un seul plan-séquence de vingt-trois minutes, faisant de l’espace domestique choisi pour l’accouchement et de la temporalité très particulière que ce choix formel provoque un dispositif oppressant, forclos, dont les personnages et le drame qui se joue ne peuvent s’échapper. Cette scène aussi terrible que fascinante de virtuosité et d’intelligence est d’ores et déjà l’un des très grands moments de cinéma de l’année, et conditionne irrémédiablement tout ce qui suivra.

Accouchement (S. LeBeouf ; V. Kirby) (©Netflix)

Car au-delà de ce sommet d’écriture et de mise en scène, Pieces of a Woman chronique bel et bien les conséquences de ce point de bascule qu’est la fin de la séquence (la perte de l’enfant) sur la vie des parents, eux survivants. Les « morceaux de la femme » dont parle le titre sont les instantanés, pris mois après mois de septembre à mars, montrant les diverses étapes du deuil et l’inévitable séparation entre des êtres vivant le traumatisme de façon différente. Chaque chapitre commence sur un plan de la Charles River à Boston, toujours filmée du même endroit ; ces plans sont autant de paysages-états d’âme, chacun d’entre eux symbolisant les sentiments et les relations entre les divers personnages impactés par le deuil primitif, de la rivière gelée en période hivernale (directement consécutive à la mort de l’enfant) évoquant la glaciation des sentiments entre Martha et Sean à la débâcle, mot dont le double sens est intéressant : ce moment de fonte des glaces, symbolisant l’acceptation du deuil par Martha, correspond aussi à l’effondrement définitif du couple. Ces plans de débuts de chapitres montrent également ironiquement la progression de la construction du pont sur laquelle travaillait Sean en tant que chef de chantier. Le pont s’approche de mois en mois de relier les deux berges de la Charles River alors même que les deux berges du couple que forment Martha et Sean s’éloignent de plus en plus. Ces plans très picturaux sont donc la charpente sur laquelle repose la progression narrative de Pieces of a Woman, essentiellement influencée par les états d’âme de Martha.

Car Kornél Mundruczó l’assume dès son titre : bien que le rôle de Sean ne soit pas sacrifié (il est même formidablement écrit, bloc de douleur explosive qui attendrait les mêmes émotions extraverties de la part de sa compagne), son récit est avant tout une affaire de femmes. Si l’histoire de la déliquescence du couple prend une place prépondérante, le nœud du film se trouve certainement dans les relations qu’a Martha avec sa famille, presque qu’entièrement féminine, dont les éléments masculins sont évacués par le récit (c’est le cas de Sean), rendus muets par leur maladresse intrinsèque (le beau-frère de Martha, interprété par un Benny Safdie joliment gêné aux entournures, et décidément aussi bon comédien qu’il est bon réalisateur avec son frère) ou tout bonnement absent (nous ne verrons jamais le père de Martha, et une scène majeure du film nous apprend que sa grand-mère a dû survivre seule pendant la guerre après que son mari a été déporté et tué par les nazis). L’espace familial est donc une sorte de gynécée sur lequel la mère de Martha, Elizabeth, interprétée par l’impériale Ellen Burstyn, règne en maîtresse (avec un prénom pareil, comment Elizabeth ne peut-elle pas être reine-mère ?).

Froideur et solitude (Vanessa Kirby) (©Netflix)

Par sa dureté et son autoritarisme non dénués de profond chagrin, elle n’est pas sans rappeler les grands personnages féminins de la filmographie d’Ingmar Bergman. L’une des scènes-charnières du film montre Elizabeth et Martha s’affronter à propos du courage et de la force de caractère que nécessitent le deuil et la « vie d’après ». Scène cruelle, justement bergmanienne, mais dans laquelle se tisse le dépassement de la douleur pour accéder à une nouvelle lumière, accession avant laquelle le procès de l’accoucheuse, partie de film vraiment bouleversante, est l’ultime étape. Nous disions en ouverture que Pieces of a Woman était une apocalypse ; nous confirmons, et toute la profonde beauté du film de Kornél Mundruczó se trouve là : la définition même de l’apocalypse contient tout à la fois la destruction totale et la renaissance sur le champ de ruines. N’est-ce pas là la définition même du deuil ? Le cinéaste hongrois a peut-être réalisé l’un des films les plus capitaux sur le sujet, et un nouveau chef-d’oeuvre dans sa filmographie.

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A propos de Michaël Delavaud

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