affiche Vesper Chronicles : protagonistes sur fond futuriste

Kristina Buozyte et Bruno Samper – « Vesper Chronicles »

Dix ans après Vanishing Waves, voyage poétique et fantasmagorique au cœur de l’esprit d’une jeune femme plongée dans le coma, Kristina Buozyte et Bruno Samper explorent un autre pan de la science-fiction, dans une aventure mêlant futur sans avenir et conte de fées. Avec Vesper Chronicles, les deux cinéastes donnent vie à un univers étrange, où la nature n’a plus rien à offrir aux hommes, et où la frontière entre les êtres vivants et la technologie s’est estompée. Là où la désolation règne, Vesper, en charge de son père malade et alité, est animée par l’espoir de trouver un ailleurs. En marge de ce monde courant à sa perte, des citadelles oligarques réunissent les plus privilégiés. Un jour, Vesper rencontre accidentellement l’une d’entre eux : Camélia.

personnage éponyme debout au milieu d'un paysage futuriste déserté

Copyright ©2022 CONDOR

Vesper Chronicles s’apparente à une véritable odyssée biologique et synesthésique, dans laquelle le rapport au vivant, et le vivant lui-même sont interrogés, examinés sous des angles distincts, et observés à la lumière d’une caméra sans cesse en quête de mouvement. La maison de Vesper, recluse dans les bois, s’apparente à un laboratoire où elle recueille précautionneusement dans des bocaux des embryons cellulaires, sortes de petites chenilles lumineuses à la couleur changeante. Au cœur de cette nature particulière, où les plantes sont infinies et organiques, les animaux se sont éteints mais la vie subsiste dans la nature, où les plantes, membranes articulées, se meuvent et se développent nonchalamment. Dans la forêt, le silence est suffocant, mais ses mouvements végétaux rappellent la présence du vivant, partout où Vesper porte ses pas. L’ambiance désolée et macabre des bois recèle alors un sentiment de désespoir, mais rattrapé par la flore qui a quelque chose d’humain. Bruno Samper, évoquant la genèse du film, dit avoir travaillé l’univers de Vesper Chronicles sous l’angle de « la génétique comme évolution logique de la science », qui « [s’intégrerait] au vivant et [deviendrait] totalement organique ». Cette idée, en plus de constituer le propos du film, s’intègre également dans sa forme, où les images se métamorphosent à la manière d’une créature.

Dans l'obscurité, une main se pose sur une plante colorée et lumineuse

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Dans la photographie de Vesper Chronicles, la lumière consiste en un art méticuleux : Bruno Samper souhaitait recourir à la flamboyance de la peinture flamande, en s’inspirant notamment des œuvres de Rembrandt et de Vermeer. Et en effet, là où le biopunk appellerait à une noirceur lugubre dans l’image, le film de Kristina Buozyte et Bruno Samper resplendit par ses lueurs et ses teintes, qui épousent à merveille le mouvement des plantes —créatures à mi-chemin entre le végétal et l’humain—, et confèrent à Vesper Chronicles sa qualité d’œuvre picturale. Si le travail sur la lumière est particulièrement abouti, inscrivant le film dans une perspective davantage intimiste que spectaculaire, il s’ajoute à la création la dimension musicale à l’œuvre, non négligeable. La musique, écrite par Dan Levy (à l’origine du groupe d’indie pop français The Dø, et également connu pour avoir composé la bande originale du film d’animation J’ai perdu mon corps par Jérémy Clapin), se fond dans le décor et suit ses aspérités, comme si elle faisait partie intégrante de l’univers créé par Kristina Buozyte et Bruno Samper. A ce titre, on note plusieurs mouvements à la fois musicaux et picturaux, prenant notamment racine dans une séquence où l’on voit Camélia jouer d’un instrument de musique —sorte de xylophone organique : le chant se poursuit lors d’une transition vers un autre plan, celui d’un paysage (une forêt lituanienne) s’étendant à perte de vue. La musique, parfois accompagnant l’ambiance pénétrante du film, devient alors une peinture à parte entière ; et en cela, Vesper Chronicles, en plus de nous offrir le récit d’une odyssée biologique, où le vivant se dissémine là où l’on l’attend le moins, s’ancre dans une perspective intimement sensorielle. Les images, la lumière et la musique dialoguent entre eux et ne cessent de nous surprendre par leur harmonie singulière. L’organique est réinventé, et, à la différence d’un Cronenberg, ne se cantonne pas à une vision réaliste, empreinte de pessimisme du corps : par le travail pictural de la clarté, l’agencement des couleurs et la douceur qui émane de chaque plan, Kristina Buozyte et Bruno Samper créent une œuvre profondément poétique, où la biologie recèle un espoir infini.

Dans une serre en monochrome bleu, une jeune femme (Camélia), de profil, fixe le drone (père de Vesper)

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Le film aborde, par la création de ce monde si singulier —dont les images sensationnelles, au sens propre, ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le magnifique Evolution de Lucile Hadžihalilovic, le rapport à la mort et au deuil, dans une dimension initiatique, appelant à un processus d’évolution. Ainsi, les deux protagonistes vivent parallèlement une déchirure par la perte de leur père respectif, comme un signe du destin autorisant leur escapade. Par ailleurs, la scène où Jonas, oncle de Vesper, demande à un enfant de « mettre fin aux souffrances du jug » (androïde à l’aspect excessivement humain), peut se voir en regard de l’état de son frère, qui survit à l’aide de machines et dont l’âme est matérialisée par un drone suivant Vesper partout où elle va. Les avancées technologiques provoquent, dans Vesper Chronicles, une perte totale de sens et de repères quant à l’existence de l’être vivant : qui est en droit de vivre, et à quel prix ? Le rapport à la subsistance de la vie occupe une place importante dans le film. En cela, il s’inscrit parfaitement dans le propos de Gilles Deleuze, qui pose l’acte de créer comme une « tentative […] de libérer la vie de ce qui l’emprisonne. » et affirme que « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. ». En effet, la désolation qui règne sur le pays de Vesper ou l’état végétatif de son père, là où ils devraient signifier une sentence sans issue, portent au contraire un espoir, et une vitalité inouïe chez la jeune protagoniste.

Vesper occupé à des activités de chimiste, dans une pièce éclairée par des lanternes et rempli de fioles et récipients divers

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Les deux protagonistes se complètent —en partie par leur vécu d’une même scène, parallèlement, de détresse émotionnelle avec la perte de leurs repères. Là où le champ de la science-fiction pourrait servir de prétexte à une démonstration plastique, Vesper Chronicles, au contraire, construit un monde à part entière, avec toutes ses particularités visuelles et tactiles, où les relations humaines entre les protagonistes sont développées tout en finesse. Vesper Chronicles (à l’origine intitulé Vesper seeds) ne se complaît jamais dans une forme où l’invention propre à la science-fiction serait un simple subterfuge pour montrer, créations numériques et effets spéciaux à l’appui, une palette visuelle et sonore ayant pour unique intention d’impressionner le spectateur, et de lui en mettre plein la vue. Ici, la science fiction ne sert jamais de prétexte pour les réalisateurs : ils auraient pu tomber dans le piège de penser que l’univers créé de toutes pièces se suffit à lui-même, mais il n’en est rien, tant les relations humaines sont approfondies. Le décor est déployé de telle sorte que l’on ne peut qu’adhérer, dès le début, à son articulation, et l’on accepte, inéluctablement, de ne pas le saisir dans son intelligibilité, mais plutôt de se laisser porter par le flot onirique. La caméra joue avec les points de vue —on pense par exemple à ce premier plan, qui montre une étendue terrestre : alors que l’on peut se représenter un patchwork de territoires vu de très haut, le pied de la protagoniste apparaissant brutalement dans le champ rompt avec cet angle de vue, comme pour lui souligner au spectateur que l’invention est sienne. Voilà un ingénieux moyen de lui soutirer ses capacités imaginaires pour mieux les modeler par la suite, dans un foisonnement créatif. (1)

Vesper, de dos, fait face à son oncle occupé à réparer (ou saboter) le drone (père de Vesper)

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Bruno Samper, dans la réalisation de son film, affirme avoir voulu créer un « conte de fées ». Dans sa forme, il dessine les contours du conte, grâce à un schéma actanciel défini, où protagonistes, antagonistes et aidants figurent dans leur rôle. Par l’évocation d’un voyage initiatique, Vesper Chronicles s’attache aussi à défendre un personnage, celui de Vesper, dont la détermination contraste nettement avec le cynisme ambiant. Le film recèle en lui l’idée d’une quête, d’un dépassement de la dégénérescence de l’environnement. Si les liens entre les personnages et l’espoir qui anime Vesper l’ancrent dans la perspective d’un conte de fées, un récit d’une profonde tristesse que nous livre ce voyage immobile, ce départ vers l’ailleurs, toujours reporté à plus tard. A la manière d’un Hansel et Gretel revisité, Vesper Chronicles donne à voir un conte amer et noir. Le sentiment de désolation et l’humidité décadente qui règnent suscitent une vague de tristesse et d’affliction, qui prédomine l’esthétique du film. Les personnages paraissent souvent abattus, le visage figé ; et la maison de Vesper tombe en décrépitude, la rouille et la poussière suitant des murs. Rare sont les instants de réjouissance, faisant d’une séquence où Vesper et Camélia s’émerveillent devant un album animalier un moment unique et émouvant. La noirceur à l’œuvre frappe lors d’une scène, particulièrement violente, où Camélia tente de se donner la mort. Vesper lui admoneste alors qu’elle n’a pas le droit de partir seule : elles doivent s’entraider et survivre ensemble. La solidarité constitue un aspect important du film, puisque, quand bien même tout est désolé et les hommes rongés par l’amertume, l’espoir humain subsiste.

Vesper, en gros plan, aborde une expression contemplative et figée, au milieu d'un paysage désertique

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Si Vesper Chronicles s’apparente à un conte de fées habité de spleen, il n’en demeure pas moins empreint des stigmates du cinéma de David Lynch. Comment ne pas penser, lors de la découverte par Vesper du corps de Camélia inerte, au milieu des plantes la vidant de son sang, à l’homme abattu d’une crise cardiaque, s’effondrant dans la terre grouillante d’asticots lors de la première scène de Blue Velvet ? Le personnage de Camélia, citoyenne privilégiée des citadelles oligarches, subit en quelque sorte le même sort que l’homme pris d’une attaque dans le film de Lynch, symbole de l’American Dream mortifère. De même, le lien cauchemardesque entre les organes et la technologie, dans le film de Kristina Buozyte et Bruno Samper, n’est pas sans rappeler Eraserhead, dans lequel l’électricité de l’appartement du protagoniste disjoncte lorsqu’il tente de tuer son bébé : dans Vesper Chronicles, la frontière ténue entre mécanique et organe se retranscrit notamment dans l’état du père de Vesper, alité, et maintenu artificiellement en vie. Les cinéaste, en alliant jeux de lumière et musicalité, aspirent sans doute, comme le souhaitait David Lynch, à produire « une peinture qui bouge grâce aux sons ».

Kristina Buozyte et Bruno Samper signent une odyssée du vivant, quelque part entre Stalker et Dark Crystal, où le merveilleux se mêle à la science-fiction de façon inédite, dans une vague de mélancolie envoûtante.

 

(1) Il paraît nécessaire, en ce sens, de souligner que l’affiche du film n’est en aucun cas représentative de l’épopée intimiste qui anime le film de Kristina Buozyte et Bruno Samper —un choix de production qui laisse à désirer. Face à l’affiche, on pense immédiatement à une sorte de sous-Star Wars pour adolescents, avec les personnages posant en gros plan, comme contre leur gré, devant un décor futuriste artificiel. Alors, gardons bien en tête, que, tout particulièrement dans le cas précis de Vesper Chronicles, l’habit ne fait pas le moine.

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A propos de Eléonore VIGIER

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