Dream scenario reprend en partie les grands thèmes qui émaillaient déjà Drib et Sick of myself, les deux premiers films du jeune réalisateur norvégien Kristoffer Borgli: rapport à l’image, soif de reconnaissance dans un monde dominé par la viralité, où chacun aspire au fameux quart d’heure de célébrité warholien et semble pouvoir y accéder du jour au lendemain sans avoir rien accompli d’autre que la mise en scène de soi. On y retrouve les mêmes cibles un peu faciles: le narcissisme de la société, les réseaux sociaux, les thérapies alternatives, les agences de pub, dans un faisceau de critiques qui n’est pas sans rappeler cet autre cinéaste nordique qu’est Ruben Östlund. Mais là où Östlund opte pour un cynisme cru, Borgi fait le choix du fantastique: il joue avec malice, quoi de façon un peu redondante, de la confusion entre les régimes d’images: une scène que l’on avait d’abord prise pour réelle s’avère être un rêve ou une mise en scène; l’ego meurtri et la personnalité velléitaire des protagonistes se nourrissent du fantasme, jusqu’à ce que leur vacuité ne les précipite de Charybde en Scylla.
Signe ( Kristine Kujath Thorp), l’héroïne de Sick of myself, qui en vient à se défigurer pour attirer l’attention, s’abime dans une fatale rêverie de reconnaissance. Sa quête mégalomane suscite l’antipathie. Rien de tel avec Paul Matthews (Nicolas Cage), le héros de Dream Scenario, dont l’argument de départ est une très belle idée: ce professeur d’université sans envergure et frustré vit une véritable épiphanie dès lors qu’il commence à apparaître dans les rêves de son entourage, de ses étudiants puis, semble-t-il, du monde entier. Bien qu’il reste toujours passif dans ces séquences oniriques, il devient rapidement la coqueluche des réseaux sociaux. Les étudiants affluent à nouveau dans ses cours; ses filles (Lily Bird et Jessica Clement) et sa femme (Julianne Nicholson, dont on regrette que le personnage ne sit pas plus consistant) profitent par procuration de cette visibilité inattendue. La Signe de Sick of Myself est une Merteuil du pauvre, dont la défiguration finale révèle la monstruosité aux yeux de tous; Matthews est un loser plutôt sympathique à qui est offerte une jubilatoire session de rattrapage onirique… jusqu’à ce que son avatar se mette à commettre des actes terrifiants et qu’il devienne un cauchemar universel. Lui qui « n’a rien fait » – rien fait de sa vie qui mérite une quelconque mise en lumière; rien fait d’assez grave pour mériter l’opprobre- se retrouve mis au ban de la petite société dont il était devenu pour un temps le héros improbable. La cancel culture sévit dans son université: on lui demande de se retirer pour ne pas ajouter au « trauma » de ses étudiants; sa femme le quitte; ses filles s’éloignent.
Deux belles scènes d’envol encadrent le film. La première signale de façon fracassante l’entrée dans une réalité parallèle; la seconde montre Paul, affublé d’un costume trop grand, s’élever dans les airs alors qu’il rêve de tendres retrouvailles avec son épouse : il s’est mué un ballon de baudruche; sa vanité a définitivement rendu étranger au monde.
Entre ces deux moments, le film tend cependant à s’épuiser. La verve comique du début le cède progressivement à un discours redondant, manquant parfois de subtilité. L’alternance de scènes réelles/ rêvées, avec son lot de contre-plongées et de cuts brutaux, tourne au procédé. Et Borgi veut trop embrasser. Les moments où il caricature les agences de pub ou la culture française ne sont pas les plus réussis. L’invention par une start up d’un bracelet capable de moduler les rêves occupe trop longuement la fin du film, dont la première partie truculente emportait bien davantage. La promesse initiale n’est pas totalement tenue.
Reste qu’avoir fait endosser ce rôle par Nicolas Cage est un véritable coup de génie. Méconnaissable avec sa démarche lourde, sa voix aiguë et nasillarde, l’acteur livre une performance mémorable. Il fait de Matthews un être tour à tour touchant et agaçant, toujours légèrement à côté de la plaque. Il faut le voir répéter ses blagues nulles, se préparer à un entretien important, ou encore demander ingénument : « did you dream of me? ». Il excelle dans le genre burlesque. C’est un grand moment aussi que cette scène de fausse contrition sur les réseaux sociaux. Cage est parfait dans ce rôle de héros picaresque ballotté au gré d’images sur lesquelles il n’a aucun contrôle.
La dimension méta est ici incontournable (et plus réussie que dans The unbearable weight of massive talent– 2022-, dans lequel l’acteur empruntait déjà cette voie). L’excentrique Cage, tantôt adulé, tantôt conspué pour sa narcissique imprévisibilité, a vu sa carrière d’acteur passer au second plan dans les années 2000 tandis que son visage devenait viral sur la toile: relativement absent des écrans de cinéma, il est devenu, grâce à ses mimiques outrancières, un meme omniprésent. Dans une interview donnée récemment au Huffpost il déclare:
Je n’ai pas fait une carrière d’acteur pour me retrouver dans des memes. C’était nouveau pour moi. Je me suis fait des amis grâce à ça, mais ce n’était qu’une compensation. Je pensais que cela pourrait amener les gens à regarder les films. Mais je n’avais aucun contrôle là-dessus1.
Le site « Nicolas Cage losing his shit », qui propose une compilation de ces memes, compte plus de 153000 abonnés et vaut le coup d’oeil 2!
Aussi ne peut-on s’empêcher de regarder Dream Scenario comme un récit transposé de la relation blessée de l’acteur à la célébrité et, peut-être, comme une tentative aussi ironique que réussie de sortir de l’ère de la « mémification ». Lestant la narration de sa persona et de son histoire, Cage peut être vu comme le véritable co-créateur du film. Au coeur de Dream Scenario se lit alors une double trajectoire: celle d’une chute pour le personnage; celle d’une possible renaissance pour son acteur. C’est sans conteste le point le plus passionnant du film, dont il ouvre les perspectives.
Dream Scenario, 1h40
Sortie le 27 décembre 2023
1.« I didn’t get into movies to become a meme » : Nicolas Cage addresses Fandom , Huffpost, le 4 novembre 2023.
Et aussi: « The enduring strangeness of Nicolas Cage », The New Yorker, le 1er décembre 2023.
2.https://youtu.be/4zySHepF04c?si=1VyagSu3JjA0Hgso
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