Nathalie Loubeyre – « La mécanique des flux »

A bonne distance d’un sujet complexe avec lequel il prend son temps, le film de Nathalie Loubeyre est un document exemplaire auquel la salle de cinéma fait une belle promesse : celle de pouvoir se distinguer in fine dans l’ivresse des images et la frénésie médiatique d’une actualité trop brûlante, celle d’échapper de justesse à une autre mécanique des flux qui n’invite qu’à la dissolution. Une visibilité amplement méritée : au-delà d’un sujet exploré avec justesse, La mécanique des flux est aussi une belle réflexion sur le cinéma et les relations complexes que ses images entretiennent avec la représentation du migrant.

De frontières en frontières, Nathalie Loubeyre témoigne de la rudesse de vies de migrants souvent destinées à se fracasser sur les remparts d’une Europe devenue forteresse.

Le sujet est d’actualité et le migrant est aujourd’hui au centre d’une effervescence médiatique qui a toujours eu besoin de visages pour mieux exprimer l’horreur d’une situation forcément inacceptable. Coincé entre des situations de crise traitées sur le mode spectaculaire et la froide indifférenciation des chiffres et des statistiques, le destin du migrant semble scellé par une urgence médiatique qui veut absolument nous « parler des migrants » sur des registres parfois contestables. S’il y a quelques visages comme autant d’autres moi-même, chacun semble inexorablement s’effacer derrière une représentation presque symbolique : le migrant est l’anti-héros d’un drame humanitaire, une abstraction qui pèse dans les chiffres. Devenu un statut, l’individu est occulté : ses caractères disparaissent, son visage ne semble ne plus lui appartenir, le drame est sa seule histoire.
Face à ce déni, la première belle intention de La mécanique des flux est d’opérer un glissement du « parlons des migrants » à « migrant, parle nous » pour privilégier l’individu au statut. Nathalie Loubeyre s’efface derrière son sujet, ni question ni interpellation n’entrave une parole libérée. La mécanique des flux s’attache peu à l’information et ne se livre pas à une quelconque analyse : il est question, avant tout, de témoigner à hauteur d’hommes de vies singulières, faites de choix, d’espoirs et de rêves. Ce droit de parole, c’est redonner une humanité à l’individu au détriment du statut. Le montage, d’une belle fluidité, circule de lieux en lieux pour mieux les confondre et embrasse toutes les frontières pour n’en faire qu’une. La mécanique des flux est un beau film choral qui installe un dialogue entre des individus qui partagent une même odyssée.

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Au-delà de cette salutaire redistribution de la parole, le film de Nathalie Loubeyre se révèle passionnant quand il se confronte à la représentation du migrant. Dans La mécanique des flux, le migrant est avant tout une trace au sol : une marque de pied sur une terre nouvelle qui n’est pas sans faire penser au pas lunaire de Neil Amstrong. Il devient ensuite un fantôme dans l’une des plus belles séquences du film ou l’on observe sa traque méthodique par un système d’image thermique. Puis il est soudainement ce visage en gros plan qui transpire l’humanité blessée pour fatalement redevenir une ombre. Le film s’annonce comme une magnifique reconquête identitaire par l’image doublée d’une belle réflexion sur le corps à l’écran.
En filigrane, le beau film de Nathalie Loubeyre dénonce habilement l’empire technologique qui assaille le migrant et qui participe de sa défiguration comme de sa mort. La société est une machine de mort qui soustrait à l’individu le peu d’humanité qu’il lui reste… Mais c’est désormais le bourreau qui est hanté par ces hommes devenus fantômes.

http://www.lamecaniquedesflux.com/

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A propos de Benjamin Cocquenet

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