Prolongeant un geste déjà entamé dans un court-métrage du même nom tourné en 2017, Les Misérables, premier long métrage de Ladj Ly, n’est pas un film incendiaire au sens où il n’excite pas les esprits et incite à la révolte. Le parti pris du cinéaste d’ailleurs s’affirme dès les premiers plans du film en une scène de liesse qui « rassemble » parisiens et gamins des cités, « blacks, blancs, beurs » autour de la finale de la Coupe du monde en 2018 . Si le cinéaste renoue avec cette mythologie , c’est pour interroger justement en quoi cette union nationale n’existe pas. Cette scène d’exposition contient en contrepoint les semences de tout ce qui doit arriver. Et c’est cela qui brûle.
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Les Misérables nous fait entrer dans la cité de Montfermeil. Mais cette entrée , parce qu’elle est cinématographique , amplifie le mouvement de toutes choses et donne à voir la disjonction entre la réalité telle qu’elle nous est ordinairement connue ou représentée et son double. L’espace mis en jeu est mis en scène , traversé par des personnages, et structure un récit. Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité . Il est pris en charge par Chris et Gwada, deux policiers de la BAC . Seuls représentants de l’institution, ces policiers cristallisent forcément les tensions au sein de ce quartier des Bosquets où vivent les Frères musulmans, ceux qui font du business , le « Maire » dont le rôle est de réguler les affaires de la cité, les Gitans, les enfants . Ces personnages , comme les lieux, s’incarnent dans une rigueur documentaire , mais sans préjugé ni caractérisation sommaire. Ladj Ly ne dresse pas un tableau archétypal d’un espace délabré, peuplé de dealers et autres caïds virils, écoutant fenêtres ouvertes du rap à tue-tête, insultant la police. Pas plus que celui d’un terrain d’affrontements violents , visuels ou langagiers. La première force du film est de montrer avant tout que cette cité s’administre seule. Et donc en quoi elle est totalement abandonnée par le pouvoir politique. La police sous les traits de ces trois flics est aussi livrée à elle-même. Elle ne sort jamais de cette cité, y reste d’une certaine manière autant attachée qu’engluée, misérable parmi les misérables elle aussi. Là se tient l’intelligence du cinéaste à ne pas construire le récit sur l’affrontement de points de vue mais d’en proposer au contraire un déploiement, et du coup de donner au film une complexité .
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Dans cette cité, l’absence du pouvoir politique oblige à inventer une gestion où tout repose sur un équilibre fragile de rapports de force entre ses « représentants ». Aussi lorsque les policiers se trouvent débordés lors de l’interpellation d’un enfant qui a volé un lion aux Gitans et qu’ils en arrivent à lui tirer dessus au flashball , cet équilibre est menacé. Cette gestion s’enraye complètement jusqu’à créer une situation explosive. Le film d’ailleurs se resserre à ce moment là sur l’action. D’un cadre large, où les plans respirent, la caméra filme au plus près, caméra à l’épaule, sans cesse en rythme, en mouvement.Un enfant a filmé au drône cette bavure et c’est autant la bavure policière que sa dissimulation acceptée et consentie afin que les affaires et les intérêts de chacun n’en soient pas perturbés qui amènent alors les enfants à se jeter dans la violence . A perdre leur innocence.
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Les Misérables est en réalité avant tout un film sur l’enfance. Ladj Ly montre comment l’abandon du pouvoir politique au sein des cités fait sortir de l’innocence. Les enfants , dont l’horizon est encore ouvert – à l’image de celui qui du haut du toit filme avec son drone – ceux dont on peut dire « un jour , ils seront grands » avec toutes les promesses que cette formule sous tend, sont abandonnés. Livrés à eux-mêmes, littéralement jetés dans la cage aux lions. Défigurés, abîmés. Et leur « régression » n’est plus alors leur esprit d’enfance, mais le retour à une forme de sauvagerie : devenir un lion devient pour eux une question de survie. La seconde force des Misérables est de tisser à la chronique du réel cette tonalité épique et tragique. Parce-que les adultes ne sont plus consolateurs , ils sont alors dépassés par la détermination des enfants où la cruauté remplace les jeux. A l’image du raccord entre le plan où les enfants tirent avec leurs pistolets à eau sur la voiture de police et celui où ils prennent de vraies armes, Ladj Ly montre ce basculement tragique où l’ultime subversion de l’enfance n’est plus l’espérance mais la lutte. Et pourtant « l’enfant, c’est un feu pur dont la chaleur caresse (…) et vous n’avez besoin que de cette humble flamme pour voir distinctement dans l’ombre de votre âme »(1). Le dernier plan du film, sur une fermeture à l’iris, reste pourtant ouvert. A l’Etat d ‘accepter enfin de franchir le seuil des cités , conscient enfin que l’enfant porte dans les yeux cet espoir dont il émerge et qui est notre futur à tous .
Les Misérables est alors ce film nécessaire .
- Victor Hugo, Mères, l’enfant qui joue à votre seuil joyeux, dans Les Rayons et les ombres.
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