Voilà un bien drôle de titre que L’énergie positive des dieux. Laetitia Møller, journaliste et cinéaste, a décidé de s’immiscer dans le processus de création du groupe de rock Astéréotypie, dans un documentaire aussi surprenant que familier. Composé de quatre chanteurs autistes (Aurélien, Kevin, Stanislas et Yohann) et quatre musiciens, le groupe embrase la scène d’extase et de fureur. Intitulé de leur dernier album, L’énergie positive des dieux regroupe des morceaux insolites mais criants de vérité : « J’ai attrapé un rhume » ; « Colère » ou encore « Marie Antoinette ». Tous s’inscrivent dans une démarche de spontanéité crue et touchante. Les mots déferlent comme une écriture automatique, recréant le fil de pensée des chanteurs du groupe : entre écholalies, associations d’idées déroutantes et musique de l’onomatopée, nous rentrons bien là dans l’univers particulier de la neuroatypie, qui va de pair avec le stimming —l’autostimulation sensorielle.« C’est vraiment merveilleux d’être là », chante l’un des artistes, comme si la représentation musicale, sur scène, était un instant hors du temps, un fragment d’existence aigu et unique, signe d’apogée identitaire.
Le documentaire de Laetitia Møller suit une trame épousant le travail de composition d’Astéréotypie, faisant de L’énergie positive des dieux une narration-concert : on est immergé dans les coulisses de la scène avant une représentation, entre embrassades fébriles d’excitation, éclats de voix noyés dans le bruit de la foule, et regards fugitifs exaltés par la fièvre euphorique précédant le spectacle. Et l’on ressort, après avoir vécu la musique et l’individualité des artistes, par le clap de fin d’un de leurs concerts, où l’un des chanteurs clame « Ce qui me met en colère c’est qu’on se moque de moi ! ». Une belle manière d’achever le propos, dans une revendication identitaire remplie de sincérité. Dans une portée aussi bien polémique que sociologique, ces paroles montrent que, derrière la moquerie de la différence explicitement dénoncée ici, l’on entend aussi la moquerie au sens de l’hypocrisie et de la manipulation, et plus largement le masque social : celui qui aliène, par sa nécessité d’une performance mensongère, et ses fioritures, pourtant essentielles à l’inclusion en société. Ce dernier vers de la chanson « Colère » d’Astéréotypie se fait finalement le terreau du projet de Laetitia Møller, qui interprète ses mots comme l’évocation de « ce qui nous entrave et de ce qui nous contient, de nos angoisses terrées, de la violence de l’adaptation sociale ». Et en effet, si les chanteurs du groupe souhaitent crier leur appartenance au monde, malgré tout ce qui les différencie de la norme, c’est par le concert : c’est-à-dire par l’union créatrice, permettant le partage d’un regard singulier sur le monde.
Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le mot concert prend racine dans la contraction de deux termes opposés, d’un côté, concertare (lutter), et de l’autre, conserere (unir). Dans le film de Laetitia Møller, la représentation scénique figure bel et bien ce cri de révolte en communion. Tant par leurs paroles que par leur musicalité déferlante, Astéréotypie revendique son identité à l’état brut, sans jamais se conformer aux attentes sémantiques et harmoniques du rock. Dans le processus documentaire, la réalisatrice évoque d’ailleurs la difficulté de filmer les artistes sur scène, car « il y a de la surprise et de l’inattendu ». En filmant par bribes les concerts, les répétitions, les angoisses et les tourments des chanteurs autistes, qui se heurtent sans cesse à l’absolue angoisse de l’imprévu et du changement, Laetitia Møller s’engage dans une véritable composition romanesque, dont les personnages se dévoilent à nous au fil d’interrogations et d’événements du quotidien, et dont la toile de fond incarne une dimension philosophique et politique —sur la vérité, et sa dégénérescence dans l’espace social.
Dans L’énergie positive des dieux, la cinéaste s’attache à saisir la verve artistique qui anime Astéréotypie : elle donne à voir leur processus de création, par un montage qui joue sans cesse avec les codes de la narration. En faisant de la réalité une fiction —car, les fragments filmés composent une histoire singulière, sous un angle propre à Laetitia Møller—, elle transfigure la musique intra-diégétique en une bande-son à part entière, où les morceaux du groupe de rock s’inscrivent dans une logique narrative : par exemple, le groupe joue « Ponio », dont les premières paroles scandent « Aujourd’hui tu as le choix / Aujourd’hui tu n’as pas le choix », et la réalisatrice choisit de montrer la crise d’angoisse d’Aurélien, anéanti lorsqu’il comprend que le programme de répétition n’est pas comme il était initialement prévu. La contradiction au cœur de ces paroles fait écho à la détresse éprouvée le chanteur, en proie à l’immense terreur de l’imprévu. Par cette habile composition entre musique et événements, Laetitia Møller n’hésite pas à briser le quatrième mur, notamment lorsque l’un des membres du groupe lance un « Au revoir, Laetitia ! » avant son départ.
Entre chronique romanesque, journal de bord et documentaire musical, L’énergie positive des dieux se présente comme une création originale à tous points de vue, où le sens est interrogé sous ses multiples angles. La réalisatrice parle d’un « souffle de liberté » qu’elle aurait ressenti à la découverte du groupe Astéréotypie, et qu’elle voulait transmettre dans son film. Elle cherche ainsi à saisir la frontière ténue entre « erreur de langage » et « invention sémantique créatrice de poésie » : c’est-à-dire entre le non-sens et le sens ; et donc, par ce biais, la cinéaste redéfinit le sens, en tant que positionnement face à la normalité, au génie artistique, mais aussi en tant que sensorialité, dans son rapport à la neuroatypie. D’abord, par cette quête de sens que ces artistes marginalisés entreprennent, au travers de la production musicale. A mille lieux de vouloir se conformer à des attentes galvaudées, les membres d’Astéréotypie composent leurs morceaux en suivant leur fil de pensée, un peu à la manière d’une écriture automatique. Entre innovations sémantiques, allusions à des souvenirs personnels et associations d’idées insolites, les chanteurs créent un rapport nouveau au sens et à la sensorialité : ôtant le filtre nécessaire à la compréhension littérale, ils donnent à entendre une nouvelle façon d’appréhender le réel et sa complexité, libérée de toutes les normes de la logique. Dans la chanson « 20 euros », un lien s’opère entre la monnaie et la famille — « 100€ c’est le grand-père de 20€ », et on ne peut qu’adhérer à ce mode de pensée sincère et ingénu. Laetitia Møller s’évertue à filmer ce cheminement créatif décalé et brut, montrant le lien évident entre la composition musicale d’Astéréotypie, et le rapport au stimming : ainsi, on les voit scander des refrains par écholalie, pour la satisfaction du sentiment d’harmonie qu’ils procurent. Dans le monde de la musique et du concert, les chanteurs trouvent sens dans l’expérimentation sensorielle et dans le rapport nouveau à l’autre, que permet la représentation scénique.
L’énergie positive des dieux apporte un regard essentiel sur la neuroatypie, en la plaçant littéralement sur le devant de la scène. Christophe L’huillier, d’abord éducateur à l’institut médico-éducatif spécialisé dans l’autisme de Bourg-la-Reine —d’où sont issus les quatre chanteurs, est devenu musicien d’Astéréotypie : il évoque la démarche inclusive du groupe comme consistant à ce que « les gens du monde ordinaire se déplacent pour voir Astéréotypie sur scène, et non l’inverse, comme c’est plus souvent le cas. ». Laetitia Møller, dans la réalisation de son film, souhaitait d’ailleurs que la scène devienne un « lieu de transcendance », sans doute où les déterminismes sociaux sont annihilés, et où advient la possibilité de la pure expression de l’identité. On pense au sourire amusé que nous provoque cette scène, lorsque Astéréotypie se produit devant Brigitte Macron et une horde d’hommes politiques : au premier rang, les jambes croisées et le dos bien droit, ils détonnent formidablement avec le rock effréné et les rugissements énergiques du groupe. C’est cette sincérité dans la représentation qui confère au film de Laetitia Møller une saveur candide, propre à nous émouvoir. Le documentaire nous montre aussi la confrontation de l’autisme avec le monde neurotypique et ses codes sociaux, incompréhensibles pour les jeunes musiciens : dans une interview par une journaliste de France Inter, l’un d’entre eux refuse d’expliciter sa chanson « Le Cachet » (où il raconte son expérience avec un médicament sédatif qu’on lui a longtemps imposé), puisque, comme il le fait remarquer : « Tout a déjà été dit dans la chanson ».
Finalement, c’est une ode à la liberté, et à l’émancipation des normes et du contrôle social que nous offre L’énergie positive des dieux. Le documentaire nous fait suivre ces jeunes artistes dans leurs joies, leurs étincelles créatives, leurs doutes et leurs angoisses, mais aussi dans leur profonde ardeur politique : comment se libérer du carcan social ? La scène musicale semble leur en donner le moyen le plus prodigue.
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