L’exil, le militantisme, le bilan d’une vie … Retour à Ithaque aborde des thématiques passionnantes, mais glisse vers le stéréotype et s’enferme (et nous avec) dans sa mécanique théâtrale. Dommage.
Que sont nos idéaux devenus ? Qu’avons-nous fait de notre engagement politique ? Et les plus enivrantes des révolutions n’étaient-t-elles que manipulations ? Ce sont ces questions qui affleurent dans le dernier film de Laurent Cantet écrit par l’écrivain cubain Leonardo Padura, mettant en scène la discussion au fil de la nuit de cinq amis fêtant le retour d’Amedeo après des années d’exil, le seul à avoir pu s’enfuir au moment où le pouvoir de Castro devenait répressif. L’arrivée de ce vieil ami qui les avait abandonnés comme un « lâche » fera remonter à la surface les non-dits et les vieilles rancunes, perçant à jour la mélancolie de leurs visages traversés par ces sourires fissurés. Ils font partie de ceux qui y ont cru, on été broyés par le pouvoir et ne croient désormais plus en rien, persuadés d’avoir été floués, dupés. L’intérêt de Retour à Ithaque réside dans les thématiques qu’il aborde et tend à dépasser, s’interrogeant sur le sens de l’engagement politique et l’utopie de sa pérennité, cette sensation de s’envoler vers l’avenir radieux métamorphosée par la violence de la réalité, renvoyant de plein fouet les espoirs juvéniles comme un mirage.
Cantet et Padura parlent donc d’une foi qu’on croyait inébranlable, laminée par la réalité d’un pouvoir inique aux mains d’un héros du peuple – qui n’est jamais nommé – devenu tyran. Le castrisme est évoqué par la pudeur mélancolique d’un « ils » (« ils » nous ont détruit, « ils nous ont floué »). Militants et artistes, médecins, ils envisageaient leur avenir comme un horizon radieux : on les retrouve détruits et apathiques, leur colère éteinte, soufflée par un désespoir muet. La seule figure de réussite appartient à celui qui s’est faufilé dans les rouages de la corruption au détriment de tout sens moral ; il craint maintenant le retour de bâton alors que le vent à tourné et que le gouvernement a changé. Au-delà du simple contexte politique et historique Cantet et Padura s’interrogent sur des générations qui à l’heure du bilan prennent conscience que leurs rêves de jeunesse n’ont abouti à rien, que leur existence n’est pas à la mesure de ce qu’ils avaient espérés. Il est trop tard. Amedeo, ce nouvel Ulysse revenant dans son pays natal ne trouvera qu’échec et désillusions, la sienne comprise. Cantet et Padura se décident donc à la faire parler durant une soirée, à extirper leurs mots enfouis, comme une heure cathartique et symbolique.
Retour à Ithaque aurait pu être une œuvre dépressive poignante, mais elle échoue à créer une réelle tension, ni à susciter l’empathie. Curieusement, le cinéaste recourt aux procédés éculés d’un genre vieux comme le monde, aussi suranné qu’encore bien à la mode le film nostalgique autant ouvert à la délicatesse de l’intime qu’au monument de nombrilisme satisfait. Si Retour à Ithaque n’est pas Le Cœur des hommes à la Havane, jamais il ne peut rivaliser avec le doux amer d’un Monicelli, d’un Risi, ou même d’un Scola, auteur d’une Terrasse autrement plus convaincante. L’élaboration du scénario avec Padura sur plusieurs années et à des milliers de kilomètres du réalisateur s’est avérée souvent chaotique ; on se demande parfois s’ils n’auraient pas mieux fait de s’en tenir à leur idée initiale de court métrage inspiré du Palmier et de l’étoile, un des romans de l’écrivain, tant l’écriture laisse parfois perplexe, étirée vers l’anecdotique et le cliché. Chaque protagoniste y va de sa petite histoire de jeunesse avec le traditionnel « te rappelles-tu ? » , la larme à l’œil, évoquant un moment de drague ou une anecdote de vie d’artiste. Clin d’œil et connivences des personnages laissant un terrible impression de déjà-vu. Les vieilles rancœurs affluent pour briser le miroir. Retour à Ithaque n’oublie ni le California Dreamin’ de The Mamas & The Papas comme chanson emblématique du groupe en guise de séquence émotion, ni l’évocation du conflit avec les nouvelles générations. Et les personnages de s’engoncer dans leur (dés)incarnation symbolique, à la fois confinés dans leur rôle et le cadre de la terrasse, ne facilitant pas la tache aux acteurs, pourtant excellents.
Car à aucun moment Cantet ne s’échappe de son dispositif théâtral, au point que les artifices scéniques annihilent toute sensation de réel, laissant parfois le spectateur deviner les didascalies et autres indications gestuelles (On pourrait s’amuser à les écrire : « Il arrive derrière elle, s’approche lentement avant de l’enserrer »). Lors que le metteur en scène devrait s’effacer, il frappe par sa présence comme un personnage hors cadre qui bloque tout processus d’identification et d’intégration naturelle du spectateur à l’intrigue, qui plus que jamais à envie d’être ailleurs et de quitter ces interminables bavardages. Il aurait sans doute fallu que Laurent Cantet trouve une dynamique pour imposer son choix, comme Polanski sublimant régulièrement le huis-clôt par l’obsession identitaire et la claustrophobie. Hélas, ici l’on a régulièrement envie de quitter ce balcon, bien plus par lassitude que sensation d’enfermement. La mécanique dramaturgique reste désespérément statique Cantet a beau essayer de tenter un montage parfois heurté, d’alterner gros plans et plans larges, de guetter les expressions des visages, son écrasante unité de lieu demeure écrasante. Ses panoramiques, sa tentative de passer hors du balcon pour montrer la vie quotidienne à l’extérieur ne nous extraient pourtant pas de cette scène de théâtre dans laquelle les acteurs récitent leurs tirades. Et lorsqu’il déplace -– quelle prise de risque – ses personnages à l’étage du dessous à l’occasion d’un repas, on est surtout tenté d’identifier le changement de décor au passage de l’Acte I, scène 3 à l’acte II.
Le jour se lèvera finalement, comme un rideau se ferme sur une représentation. Finalement, ce dont manque le plus Retour à Ithaque, c’est de cinéma.
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