Laurence Thrush – « De l’autre côté de la porte »

Réalisé en 2008, De l’autre côté de la porte arrive dans les salles françaises ce 11 mars 2015 seulement, après un passage remarqué dans quelques festivals. Il s’agit pourtant bien de sa première exploitation en salle dans le monde. Ce premier long métrage du britannique Laurence Thrush a été tourné entièrement en japonais à Tokyo et en décors réels, grâce à l’apport du producteur japonais Takao Saiki. Depuis, le cinéaste a tourné un autre film à Los Angeles, Pursuit of Loneliness, qui devrait également sortir cette année. Et vous allez très vite comprendre pourquoi on a hâte de le découvrir…

Jusqu’ici Laurence Thrush s’était fait remarquer par ses débuts dans le documentaire et dans la publicité, glanant quelques prix, et s’étant fait largement remarquer notamment lors d’un spot pour l’ONDCP (Office of national Drug Control Policy) lors du Superbowl 2004. C’est un profil intéressant, puisque contrairement à un Tony Kaye par exemple, qui s’était retrouvé sur un projet assez lourd dont il s’était fait déposséder (American History X), Laurence Thrush s’est lui tourné vers une voie 100% indépendante pour ses débuts au cinéma, jusqu’à une certaine confidentialité jusqu’ici. Sa curiosité le pousse même à traiter un sujet de société qui semble profondément ancré dans la seule modernité japonaise : l’hikikomori.

L’hikikomori est un terme qui sert à qualifier une exclusion sociale volontaire qui vire à la radicalité pour un certain nombre de jeunes japonais (on en dénombrerai un million) : un objet de fantasme « nerds » pour les journalistes autant qu’une problématique douloureuse, à multiples visages. Elle va effectivement impliquer la société du tout écran et du dématérialisé, mais pas seulement. Dans De l’autre côté de la porte, Laurence Thrush choisit d’ailleurs d’évoquer l’hikikomori dans son apparence la plus simple et dépouillée, s’en tenant à un enfermement pur et simple qui n’aurait pas juré dans un film des années 50, et jouant surtout sur le point de vue extérieur de la famille face à cette situation… Et si cette perspective évoluera dans le dernier tiers, c’est sans que ne soit exposée une quelconque explication pour le spectateur. On est donc très éloigné de l’exploitation assez baroque et d’un folklore un peu trop orienté « geek » commise par Bong Joon-ho, dans son segment moyennement inspiré du film collectif Tokyo !.

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Sans doute en lien avec la démarche documentaire qui est avant tout la sienne, Laurence Thrush a finalement « reconstitué » par une fiction minimaliste et ouverte ce qu’il pouvait matériellement difficilement tenter : investir le quotidien d’un hikikomori totalement cloisonné de tout contact extérieur. En optant pour des acteurs non professionnels, et en retranscrivant dans une ambiance au cordeau les éléments qui lui ont été décrits en amont de la préparation du film, Laurence Trush parvient à jouer de l’ambiguïté entre les frontières fictions / documentaires, comme le réussissent finalement tout bon metteur en scène jonglant sur ces deux aspects, qui sont loin de devoir s’opposer. Avec beaucoup de délicatesse et sans voyeurisme, le cinéaste fait même revivre à son acteur principal une expérience psychologique déjà vécue pour lui… cette dernière s’en retrouve incarnée avec d’autant plus de troubles, et sans idées reçues.

Le point de vue extérieur de la famille permet au réalisateur occidental de se mettre aussi, comme le spectateur, du côté de ceux qui sont submergés par une telle situation. On pense un peu à Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa devant cette lente et presque imperceptible désintégration familiale, qui se joue avec une retenue et une radicalité d’approche encore accentuée par le noir et blanc. Laurence Thrush va plus loin finalement encore, peut-être parce qu’il se tient si ce n’est à distance, du moins dépouillé d’intentions trop évidentes vis à vis d’un modèle de classe moyenne japonaise qui n’est pas le sien, sur lequel il n’a pas à proprement parlé de discours.

Avec un art de l’ellipse particulièrement remarquable, le réalisateur nous plonge au cœur des changements relationnels de cette petite structure avec une précision et une subtilité proprement fascinantes. Il exclut ainsi toute dramatisation quand surgissent les séparations collatérales à venir, et ne sombre pas non plus dans une approche « antonionienne » caricaturale dans les murs qui se dressent entre les personnages. Une mère, un père, des époux, un frère, un fils… : les dialogues et les fils qui se dénouent ne sont jamais au service d’un jeu de rôle prédigéré, d’une pesanteur extérieure et « révélatrice » qui planerait sur les personnages. Ce qui se joue à vrai dire tiendrait plutôt d’une musicalité en arrière plan qui prend forme et s’impose de par soi-même : sans être écrasante, les personnages devront forcément composer avec elle.

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La structure du film de Laurence Thrush semble appartenir à cette veine d’un cinéma capable de laisser se jouer ce qui ne se comprend pas nécessairement rationnellement (l’hikikomori est une rupture brutale à ce niveau avec un rationnel qu’on dira social, et même une rupture avec une certaine rationalité narrative), tout en essayant par le regard de retranscrire un rythme, d’imposer une forme très précise à une réalité qui se dresse comme un mur infranchissable.

Dans son long prologue urbain, précédant le cloisonnement, le cinéaste fait danser une multitude de compositions, incroyablement précises, avec un sens de l’ architecture qui en devient presque hypnotique. Il ferait presque perdre pied au spectateur avec ce montage mystérieux, borné par plusieurs séries de dénombrements. On est parfois pas loin du clip, et la bande-originale électro et discrète signée Pan American est à ce titre totalement au service de la transe induite subtilement par le cinéaste pour nous entraîner dans l’étrangeté banale de cette situation d’auto-exclusion naissante, à la fois simple et paraissant tellement extraordinaire.

Laurence Thrush pourra se voir reprocher dans sa mise en scène une inspiration très photographique et un souci du cadre extrêmement prononcé, à la limite de l’osentatoire, qui rappelle bien évidemment que le cinéaste a eu une large expérience dans la publicité tant rien ne semble laissé au hasard. Entièrement story-boardé de A à Z, De l’autre côté de la porte arrive pourtant à ne jamais devenir étouffant ni artificiel. S’il ne laisse pas vraiment au spectateur un sentiment de naturel exaltant en contrepoint des difficultés famillales décrites, celui que peut offrir les ouvrages d’un Ozu ou un YiYi d’Edward Yang par exemple, son extrême stylisation ne sombre pourtant jamais dans le maniérisme, et paraît consciente de ses propres limites.

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Le réalisateur affirme n’avoir donné aucune instruction liée au cinéma japonais ou asiatique à son chef opérateur, et on veut bien le croire : ses compositions tenues au millimètre semblent découler d’une approche assumée du sujet, et surtout se fondre dans le décor avec une aisance qui n’a rien de convenue. Même lorsque le cinéaste pousse le cadre jusqu’à sa limite, comme lorsqu’il est tenté d’exclure intégralement deux personnages conversant de profil par exemple, ce n’est jamais dans le but d’expérimenter gratuitement ou de sursignifier avec mæstria. Seulement Laurence Thrush, même dans la plus grande sophistication, semble presque toujours trouver au bon moment la bonne « note » que doit avoir son plan, et la juste pudeur à conserver, gage d’une sensibilité certaine.

Le basculement dans un ouvrage plus didactique dans la dernière partie, qui propose une voie de guérison possible au jeune protagoniste, et une structure « remède » via le personnage d’un psychologue responsable d’un centre d’accueil spécialisé, donne un visage encore plus humaniste à l’ensemble. Mais ce dernier n’est jamais larmoyant ni militant, il s’avère surtout extrêmement concret dans son expression, presque un labeur. On pourra être un peu frustré certes de ne pas voir le réalisateur jouer à fond la carte très sombre qui infusait progessivement sa mise en fiction. C’est pourtant bien grâce à cela aussi que se tient la réussite et l’équilibre admirable de De l’autre côté de la porte. Cette approche soudainement plus terre à terre évite toute séduction formaliste et n’exclut pas pour autant intégralement la belle musicalité instaurée jusque-là. Il n’est pas question d’espoir ou de « happy end » normatif, ni d’éloge d’une approche en particulier de la psychothérapie : le film par ce choix évite tout simplement de faire de l’humain en crise un absolu dépressif, et si une reconstruction apparaît comme possible, elle se dessine aussi dans les dernières images comme encore plus fragile et difficile à percer que l’enfermement initial.

Sortie 11 mars 2015

Left Handed / Tobira no muko (2008) – Réalisation et scénario : Laurence Thrush – avec Kenta Neguishi, Keno Oguri, Masako Innami… – Chef opérateur : Gary Young –  Musique : Pan American – Production : Takao Saiki – Distribution France : ED Distribution.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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