Quand les vagues se retirent, nouveau long métrage de Lav Diaz, semble accentuer encore un peu plus l’état de colère d’un cinéaste pour lequel l’état politique de son pays, renouant avec une nostalgie inquétante avec l’idéologie de la dictature de Ferdinand Marcos (jusqu’à élire démocratiquement son fils à la tête de l’Etat) conditionne puissamment les récits et les éléments symboliques qui les constituent, de même que les moments de stase d’une mise en scène passant son temps à réitérer les mêmes situations dans les mêmes endroits, faisant des films des univers clos sur les bords desquels les personnages ne feraient que se cogner sans véritable espoir d’en sortir, que ce soit narrativement ou spatialement. La ville dans laquelle erre, hagarde et vengeresse, l’ancienne prisonnière voulant régler ses comptes avec l’homme pour lequel elle a gâché sa vie dans La Femme qui est partie (2016), ou la jungle obstruant le cadre dans laquelle se perdent les personnages féminins à la recherche du compagnon révolutionnaire de l’une d’elles dans Lullaby to the Sorrowful Mystery (2016) créaient tout autant un rapport au temps particulier qu’une forme d’oppression graphique très caractéristiques du cinéma de Diaz.

Hermes, un personnage allégorique (S. Buencamino ; J. L. Cruz) (©Epicentre Films)

Pour cette nouvelle œuvre, Hermes Papauran (John Lloyd Cruz, acteur-fétiche de Lav Diaz), instructeur de l’école de police d’une petite ville éloignée de Manille, comme mis au ban de la vie tumultueuse de la capitale, rôde nuitamment pour résoudre de façon clandestine et violente quelques affaires nébuleuses, résolutions sans lesquelles il ne peut rentrer chez lui. Dans le même temps, un ancien policier, Primo Macabantay (Ronnie Lazaro), instructeur d’Hermes que ce dernier a fait engeôler pour cause de violences policières, est sorti de prison et, devenu fou et assassin, cherche à se venger de son disciple. Et Quand les vagues se retirent de raconter les deux trajectoires de ces personnages perdus, aliénés par leur métier, censés faire appliquer la loi mais poussés aux débordements par la corruption d’un système autoritaire.

Avec ce film presque pamphlétaire, assez court au regard de son cinéma misant sur la lenteur contemplative et la dilatation temporelle (le film dure un tout petit peu plus de trois heures), Lav Diaz ne semble filmer que la déréliction de son pays par le biais des exemples de deux représentants de l’ordre dont les actes moralement répréhensibles et encouragés par le système politique dont ils ne sont que les agents ne sont justement que les signes d’un désordre anarchique symptomatique d’un pouvoir totalitaire. De ce point de vue, Hermes et Primo ressemblent de près ou de loin à des allégories du chaos.

Primo, fou de Dieu (R. Lazaro) (©Epicentre Films)

En ce qui concerne l’inquiétant personnage qu’est Primo, cette déréliction se perçoit par son aliénation ; phagocyté par une brutalité inhérente à l’exercice de sa fonction et encore renforcée par son long séjour en prison (on pourrait presque le considérer comme un double masculin et dégénéré du personnage d’Horacia/Renata de La Femme qui est partie), l’ancien policier est devenu un fou dangereux, tuant de façon automatique et déraisonnée, cherchant à se dédouaner de ses péchés en invoquant une morale religieuse intégriste vide de sens et d’honnêteté, dansant de façon frénétique et ressassant sans cesse une rancœur motrice de sa vengeance. Il est le produit du système qui l’a modelé et face auquel il a perdu tout recul. Les mêmes violences ne touchent pas Hermes de la même façon ; se sentant coupable de ce qu’il est devenu et s’exilant chez sa sœur Nerissa (Shamaine Buencamino) qu’il avait abandonnée et qui lui rappelle sans cesse la brutalité du régime policier qu’il a servi avant de déserter, cet homme miné par le remords se désagrège moins moralement que physiquement, la maladie de peau qu’il contracte s’avérant une sorte de résurgence repoussante de ses actes passés (il serait, lui, un double du personnage de Karyo, atteint d’une maladie des poumons s’aggravant au fur et à mesure que la violence de la révolution philippine s’intensifie dans Lullaby to the Sorrowful Mystery). Défiguré par un psoriasis qui le fait ressembler à un lépreux (à la mise au ban géographique de la petite ville puis de l’exil rural chez Nerissa s’ajoute un isolement dû au rejet qu’il inspire à ceux qu’il croise), Hermes semble subir une sorte de châtiment que l’affrontement avec Primo pourrait contrer ou parachever.

Les deux personnages principaux, empreints d’une forme étrange de mysticisme, forment les deux visages d’un même corps policier vérolé : celui, négatif, de la vengeance aveugle faisant de la brutalité de son pays, qu’il servit avec zèle, une forme de normalité aliénée ; celui, positif, du pénitent cherchant à s’absoudre d’une façon ou d’une autre. Cette distinction entre les deux protagonistes est cependant certainement trompeuse sur la façon qu’à Lav Diaz de les considérer : chacun d’entre eux est le reflet de l’autre, Primo (« le premier » au sens strict) ayant formé l’autre avant qu’il ne se fasse dénoncer et que le disciple, à terme, suive son exemple dans la violence. Les deux hommes, inscrits et enfermés dans les espaces qu’ils habitent et dont ils cherchent en vain à sortir, forment un tout allégorique représentatif de l’inconfort idéologique dans lequel se trouve la nation philippine, entre souhait de renouer avec la violence passée et volonté de s’émanciper de son terrible joug.

L’exercice de la violence (©Epicentre Films)

En orchestrant l’affrontement de ces deux réactions (nous serions tentés de dire « de ces deux idéologies ») face à la monstruosité dont ils sont acteurs et victimes, en organisant la collison des deux trajectoires, Quand les vagues se retirent ne fait rien de moins que de rendre plus frontal encore le regard déjà cinglant de Lav Diaz à l’encontre de son pays. Il avait déjà condamné les dérives des Philippines de Rodrigo Duterte et, de façon plus globale, l’injustice des hommes (qu’ils soient puissants ou non) dans ses films précédents ; il semble ici entériner le constat tragique d’une nation en perdition. Œuvre amère, contemplative mais fulgurante à l’échelle de la filmographie de Diaz, d’une grande beauté graphique, misant sur l’attente autant que sur la violence nécessaire qu’elle prépare (la structure du film est finalement presque westernienne, ce que confirme son final), Quand les vagues se retirent s’avère un cri de colère et de désespoir sortant du cœur endolori d’un cinéaste profondément désabusé. « J’emmerde les Philippines ! », hurle l’un des personnages lors d’un moment capital du long métrage ; Lav Diaz pourrait faire sienne cette violente invective tant son film ressemble à un bras d’honneur fait à ce que représentent l’idéologie totalitaire de Ferdinand Marcos Jr. et son potentiel destructeur.

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A propos de Michaël Delavaud

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