C’est avec un ravissement étonné que nous découvrons l’étrange et merveilleuse peinture dramatico-filmique que Marco Bellocchio a réalisée en 1996/1997 – bien avant les fameux Buongiorno, notte (2001), Vincere (2009), La Belle endormie (2012) -, qui avait été présentée au Festival de Cannes cette année-là, mais qui, ô absurdité, n’avait jamais encore été distribuée en France.
Entre 1808 et 1810, Heinrich Von Kleist écrit Le Prince de Hombourg, sa dernière oeuvre pour le théâtre. Quelques mois après, en novembre 1811, il se suicide avec son amante et égérie Henriette Vogel. La pièce ne sera publiée et ne commencera à être jouée sur scène qu’en 1821.
Kleist s’est inspiré des mémoires de Frédéric II (1712-1786), Roi de Prusse de 1740 à sa mort. Il est question dans le récit de Frédéric Ier (1620-1688), Électeur de Brandebourg (1) et duc de Prusse de 1640 à sa mort. Le contexte du drame est la Guerre de Scanie qui opposa la Suède – alliée à la France – et l’Électorat de Brandebourg – allié au Danemark et aux Pays-Bas – entre 1675 et 1679, et notamment la bataille de Fehrbellin (28 juin 1675) (2).
Le Prince de Hombourg – prénommé Frédéric Arthur – est l’un des officiers de l’Électeur Frédéric Guillaume chargés de mener la bataille de Fehrbellin. Grâce à lui, les Brandebourgeois défont les Suédois, mais c’est suite à sa désobéissance aux ordres donnés par le chef de guerre. Celui-ci décide à la fois de fêter la victoire et de punir sévèrement son subalterne en raison de son insubordination. Refusant d’abord la sentence de mort qu’il considère comme une injuste absurdité et qui le terrifie, le Prince finit par demander qu’on l’applique quand la grâce pourrait lui être accordée, et ce par respect pour la Loi et la discipline militaire. Tout semblera cependant être bien qui finira bien : il pourra s’unir à l’objet de sa passion, Natalia, la nièce de l’Électeur.
Le récit kleistien baigne dans une atmosphère onirique, et Bellocchio la restitue avec force cinématographique, l’approfondit, même. L’histoire est comme rêvée, ou quelque chose dans l’histoire semble rêvé, et, par mise en abîme, il peut être question de rêve dans un rêve – comme de cœur dans le coeur. Difficile de percevoir la frontière entre, d’une part, l’éveil et la réalité concrète dans laquelle les personnages sont actifs et conscients, et, d’autre part, la vision intérieure d’un individu plongé dans le sommeil, dans un état hypnagogique, ou victime d’hallucinations ; d’un individu qui imagine, fantasme la réalité telle qu’elle se passe, telle qu’elle semble s’annoncer ; qui vit une passion quasi impossible.
Le protagoniste de chair et d’os est enfermé en son monde intérieur, il est hors de la réalité, comme aveugle. Il est littéralement dans la lune. Ce guerrier amoureux est emporté par son enthousiasme fougueux, embrumé par ses impérieux souhaits. Il rêve de conquête, de gloire militaire et amoureuse. Il se voit en héros couronné comme – un – Apollon.
Le Prince de Hombourg obéit au « principe de plaisir » plutôt qu’à celui « de réalité ». Il subit clairement cette fameuse « spaltung », cette « refente » intrapsychique à laquelle s’est intéressée la psychanalyse.
Mentionnons la scène initiale qui annonce si bien la couleur. On y apprend que le protagoniste souffre de somnambulisme. On ne sait pas vraiment s’il sort de cet état lorsque le film démarre ou à quel moment il en sort. Il y a des liens surréels entre le monde du sommeil et le monde de l’éveil – le gant de Natalia. Le rapport temporel entre les plans, les séquences, est quelque peu flou, même si on se rend bien compte qu’il y a, en cette entame du récit, un moment de présent – le retour à la réalité – et quelque chose qui relève du flash-back – à travers lequel est évoqué le rêve du somnambule. Une image restitue merveilleusement la situation flottante, incertaine, du Prince rêveur par rapport, non seulement à la réalité effective, mais aussi à son propre univers intérieur : un long plan où Bellocchio utilise une profondeur de champ très réduite qui sépare complètement la silhouette du Prince et celle de son entourage le découvrant dans le jardin où il erre. Tout au long du film, Bellocchio jouera avec ce rapport contrasté entre netteté et flou, qui permet de mettre en valeur certains personnages, mais aussi d’associer dans le même espace ce qui pourrait être différents plans, différents types de réalités. La musique, quant à elle, ici comme à d’autres moments, et à l’image de la psyché du jeune homme en chemise blanche, donne l’impression de dérailler.
Quel est ce néant auquel le renvoie l’Électeur du rêve lorsque le Prince s’agite et poursuit ceux qui l’approchent en invoquant ses parents – en fait Frédéric Guillaume et l’Électrice – ? Son état d’inconscience qui le domine ? L’univers de ses désirs vains ? La Mort sous l’empire de laquelle il vivrait et à laquelle renverraient – selon Bellocchio – ses pulsions profondes ?
Quand il s’est exprimé sur son œuvre, Bellocchio a évoqué ce qui en Frédéric Arthur relèverait du Ça : « En lisant Kleist, j’ai été frappé par le fait qu’un auteur du XVIIIe siècle ait pu affronter à une telle époque deux thèmes d’une importance fondamentale tels l’inconscient et le conscient. Deux mondes fabuleux qui ouvrent la porte sur une série de réflexions fondamentales sur le comportement humain. Il y a dans le personnage du prince de Hombourg une passion, une capacité d’agir selon l’inconscient et non la conscience qui m’a fascinée » (3). Pour le cinéaste italien, cette force guerrière et amoureuse qui agit le personnage est autodestructrice, car elle va contre la Raison, la Loi, l’ordre social, l’autorité. En se comportant comme il le fait, Frédéric Arthur donne en quelque sorte à celui qu’il considère comme son père et auquel il est trop lié la possibilité de le condamner à mort. Et en ce sens, il serait un héros romantique.
En fait, on pourrait aussi dire qu’il y a une volonté chez le Prince de Hombourg de briser, de tuer celui qu’il considère comme son père et que pourtant il idéalise – le destrier au cheval blanc. À plusieurs reprises, il aurait fait subir des défaites à l’Électeur. Et s’il lance la charge victorieuse contre les Suédois, ce n’est peut-être pas tant parce qu’il croit que celui-ci a été tué par l’ennemi que parce qu’il désire la disparition de son chef paternoïde dont il convoite la protégée, et parce qu’il projette son désir parricide sur la réalité, en le déguisant.
L’Électeur se doit de châtier son neveu, qui se prend pour son fils, de le mettre hors d’état de nuire, de l’anéantir ; pour survivre, pour s’accomplir en tant que guerrier, pour garder Natalia sous son autorité.
Pour Bellocchio, en ne se retrouvant pas dans une situation où malgré son sentiment d’injustice il sera passé par les armes parce que tel serait son destin, mais en acceptant d’être passé par les armes pour les raisons raisonnables invoquées par l’Électeur qui crée en lui un dilemme casuistique, le Prince perd son statut de héros romantique : « (…) il renonce à son imaginaire et retourne à la normalité en acceptant les valeurs militaires et sociales imposées par le prince électeur, tels l’honneur et la raison d’État. En acceptant volontairement de mourir, il subit une défaite personnelle. Hombourg ressemble à un héros « perdant » » (4).
Le Prince de Hombourg se retrouve à la fin du film sur la même scène qu’au début… le jardin où il erre en état de somnambulisme, et qui est comme un cadre pour le film, le point de décor central. Il est censé être passé par les armes. Mais, en fait, les soldats que l’on a vus un instant disparaissent et l’entourage du héros apparaît, (re)passant les portes du paradis comme dans ce qu’il racontait au début du film à propos de son rêve. La grâce est finalement accordée au héros et il peut s’unir à Natalia, malgré sa volonté de mourir, ou peut-être parce qu’il renonce en son for intérieur à mourir. La fin du film pourrait correspondre à la récompense offerte par l’Électeur à son sujet qui a accepté la sentence prononcée pour que l’Ordre social, militaire, la Loi soient respectés… qui a compris la Leçon.
Finalement, l’oeuvre de Bellocchio pourrait être une féérie édifiante.
Mais, s’il est étonnant et peut-être discutable de voir le cinéaste italien associer l’emportement du Prince de Hombourg à de l’autodestruction, à quelque travail du négatif, n’oublions pas que la pièce de Kleist a une dimension autobiographique et annonciatrice. Kleist y évoque probablement son suicide proche et son rêve d’éternité et de grandiose postérité. Ruth Orthmann et Éloi Recoing, qui ont traduit en français la pièce, écrivent dans leur avant-propos : « Le geste suicidaire de Kleist aura (…) été précédé d’un suicide littéraire (…) ». Et : « (…) peut-être a-t-il rêvé sa mort, sous les traits du Prince de Hombourg, pour mieux l’apprivoiser ? Une forme d’initiation qui lui aura permis finalement d’accéder à l’immortalité du poète. Ainsi parle Hombourg enfin réconcilié : « Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi ! » (5).
La vie est un songe pour Frédéric Arthur, mais ce songe est fait de cauchemars. Le moment où le protagoniste est confronté à cette situation, à ses yeux absurde, où on lui reproche d’avoir été victorieux, car vainqueur fautif, tout en se félicitant que victoire il y ait eu… où la Loi est appliquée à la lettre sans esprit de compassion et d’amitié… est quasiment kafkaïenne, pré-kafkaienne. Il faut savoir que, justement, l’auteur du Procès était un grand admirateur de Kleist, notamment à cause du roman-feuilleton Michael Kohlhaas (1808/1810) qui évoque lui aussi le problème de l’Injustice.
L’auteur de Au nom du père (1972) voit ici, en 1996, l’Autorité et la rébellion contre elle d’une manière moins radicale que celle qui a fait sa réputation (6). Il compose une œuvre à la fois puissante et subtile. Il arrive à bien doser le romantisme qui fait la substance et le sujet du Prince de Hombourg. Visuellement, filmiquement, Bellocchio crée un monde fascinant où la nuit propice aux chimères domine, où les puissantes oppositions entre obscurité et lumière renvoient aux contradictions, aux ambiguïtés des différents personnages, à leurs dilemmes… où les ombres, symboles de mort, frappent par leur gigantisme et leur profondeur. Le travail avec les éclairages, les cadrages, les poses des personnages, rappellent avec bonheur le Caravage et le caravagisme, Géricault peut-être, De la Tour, mais aussi Fragonard.
Qu’il soit inquiet, pétrifié de peur, saisi par la catalepsie, au bord de l’évanouissement et de la désintégration, distrait, agité et impétueux, béatement niais, follement amoureux, inondé de bonheur, l’acteur Andrea De Stefano est un Prince de Hombourg charismatique et convaincant.
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Notes :
1) Un « Électeur » est un Prince allemand de haut-rang du Saint-Empire Romain Germanique.
2) La Marche de Brandebourg et le Duché de Prusse forment, en 1618, l’État appelé le Brandebourg-Prusse, qui débouchera sur la création, en 1701, du Royaume de Prusse. À partir de cette date, le souverain appelé Électeur de Brandebourg est désigné sous le titre de Roi de Prusse.
3) «Marco Bellocchio raconte son « Prince de Hombourg » », L’Humanité.fr, vendredi 9 mai 1997.
http://www.humanite.fr/node/157389
4) Ibid.
5) In Heinrich Von Kleist, Le Prince de Hombourg, Actes Sud, Arles, 2000/2014, pp.7 et 8.
6) Carlo Testa écrit à ce propos : « Had he made the film earlier, he would have portrayed conflicts in such a way as to cast the Elector in a much more negative role, whereas the prince would have been entirely « right ». Cf. Italian Cinema and Modern European Literatures / 1945-2000, Praeger Publishers, Westport, 2002, p.180.
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