Une libération du regard.
Pour Lea Glob, tout part d’un exercice imposé par l’école du film documentaire: il s’agit de faire un portrait. Et voilà qu’apparaissent Apolonia et sa terrible force d’attraction. Dotée d’un nom d’héroïne de roman, d’un regard yeux bleu pâle qui aimante, la jeune femme voue sa vie à la peinture, tout comme le fit jadis le grand-père de la documentariste, qui la faisait poser de longues heures et évoquait pour elle le pouvoir l’image, capable de transmuer l’éphémère en éternel. L’effet de miroir entre les deux jeunes créatrices est évident: toutes deux se lancent dans une carrière dont elles ne savent où elle va les mener. Encore carrière n’est-il pas le bon mot: Apolonia affirme détester le terme de « projet » et Lea se laisse déborder par le sien, dont les limites lui échappent. Ce qui devait être un petit film d’école devient un voyage au long cours. Pendant 13 ans, Lea filme Apolonia, comme incapable d’en détacher le regard. Le documentaire prend en apparence la forme d’un portrait de jeune femme en artiste; il suit un parcours qui mène du doute au succès. Mais la ligne claire de la « success story » est sans cesse dynamitée pour, au contraire, laisser la place aux méandres, à l’inconnu, à l’accident. La vraie histoire est celle d’une vampirisation qui n’est pas celle que l’on croit. Apolonia se laisse filmer sans aucune retenue; les très gros plans la suivent au plus près. Mais c’est Lea Glob qui fait figure de captive dans le dispositif: « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vu le monde à travers une caméra. Mais aucun sujet n’a jamais capté mon attention comme elle l’a fait », dit-elle en voix off. Qui a capturé qui? se demande-t-elle plus loin. Comme les tableaux d’Apolonia, le film est riche de strates et fausses pistes; comme eux encore, il demande à être parfois retourné pour être appréhendé dans sa totalité.
C’est d’abord à une matière diffuse et profuse que l’on a affaire. Les images saturent l’écran: photos, extraits de vidéos VHS tournées par les parents d’Apolonia (on y voit sa conception et sa naissance!), films super 8, tableaux, mises en abîme à la Norman Rockwell (Lea regarde Apolonia se peindre en se regardant dans un miroir).
Associée à la voix off très narrative, cette matière crée une toile de fond dont la densité n’empêche pas l’impression de ne jamais parvenir à saisir le sujet. Apolonia est une matière trop ondoyante, fuyante, baroque. Les images se superposent; la chronologie est à sauts et à gambades; les lieux se succèdent comme dans un vaste récit picaresque: Paris, Copenhague, Istanbul, New-York, Los Angeles…Il faut dire que la destinée d’Apolonia est liée à celle d’un lieu perdu: le Lavoir moderne de Paris, que ses parents ont transformé en théâtre et dans lequel elle a passé son enfance, au milieu d’artistes, de dissidents, d’activistes. Mais un divorce et une saisie l’ont jetée hors de cette matrice. Son histoire rejoint alors celle des déracinés de sa famille maternelle, dont le souvenir hante ses premières peintures. Une maquette en 3D du Bateau Lavoir, conçue avec une architecte, symbolise à l’image cet ancrage enfui, dont ne reste plus qu’une façade défraîchie et sans vie. Elle se mue peu à peu en mausolée, où vient s’inscrire tout ce qui a été perdu.
Au fil du temps, le film gagne en fluidité et s’enrichit de trajectoires croisées: on y rencontre Oksana, une des fondatrices du mouvement FEMEN, chassée d’Ukraine après avoir eu les deux bras cassés. Elle trouve auprès d’Apolonia un fragile et tendre refuge. Face à ces deux apatrides, Lea Glob fait office de point fixe. En les accompagnant constamment et patiemment, elle assure une forme de continuité. Elle est aussi la seule à décider de faire un enfant. Ce choix l’emmène toutefois au bord du gouffre. C’est alors vers elle-même qu’elle tourne sa caméra: les rencontres avec la mort et l’effroi parachèvent de sceller ces trois destins féminins. Le regard de la réalisatrice s’affranchit de l’envoûtement initial; la fascination se mue en sororité.
Dans un mouvement parallèle, on voit Apolonia se libérer du regard des autres – des hommes en particulier-. Confrontée aux sentences des profs des Beaux-Arts -tous masculins- dont l’un déclare qu’elle est «plus intéressante que ses tableaux» (elle se demande, à juste titre, s’il aurait dit la même chose d’un homme), elle semble dans un premier temps embrasser sa position d’objet, se laissant photographier sans pudeur dans une optique publicitaire. Se rend-elle compte qu’on la juge plus vendeuse que son oeuvre ? À Los Angeles, elle se met sous la coupe d’un sulfureux mécène et on entend avec effroi qu’elle a un rendez-vous (dont on ne saura rien) avec Harvey Weinstein. Prise au piège de la double emprise du male gaze et du capitalisme effréné du monde de l’art, elle parvient cependant peu à peu à intégrer cette sauvagerie dans ses peintures, qui se font plus vivantes et saisissantes. Avec elles et elles seules se clôt le documentaire. Alors seulement, leur puissance se révèle au spectateur, comme après un long travail de maturation et de détachement. Alors seulement, Lea Glob décide de poser sa caméra.
En s’attachant à un personnage qui ne connaît de l’attachement que celui des sentiments et de pérennité que celle d’une vocation dévorante, Lea Glob livre un film parfois déconcertant, aussi chaotique que son sujet. Le mouvement constant dans lequel elle nous embarque est un démenti opposé à son grand-père : l’image ne fixe pas; elle accompagne le flux de la vie. Portrait d’une jeune femme en feu, le documentaire captive surtout par l’histoire d’une libération des regards.
Documentaire
Sortie en salles le 27 mars
Danemark/Pologne/France
1h56
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