Le cinéma fantastique français continue régulièrement de donner de ses nouvelles. La tendance rurale, observée depuis deux trois ans, persiste sans avoir convaincu jusqu’à présent. Après les très décevants Teddy et La Nuée, ainsi que l’intéressant mais bancal Ogre, sorti cette année, Les cinq diables débarque sur nos écrans et pourrait bien renverser la donne, tant la réussite est éclatante. Contrairement aux films cités-ci-dessus, la dimension surnaturelle n’apparaît jamais comme une matière plaquée, artifice greffé à une certaine tendance du cinéma d’auteur contemporain. La promesse du fantastique n’engendre ni frustration, ni déception, elle s’intègre naturellement à l’intérieur d’un récit prenant et intriguant dès son ouverture.
Dès les premiers plans, une ampleur inédite infuse le deuxième long métrage de la réalisatrice Léa Mysius après le très prometteur Ava. La campagne française s’ouvre sur des horizons majestueux, rappelant un certain cinéma américain des années 70 de Michael Cimino à Terence Malik. Certes ces références sont lourdes à porter mais elles sont justifiées par l’ambition de cette odyssée intimiste. Le paysage alpin avec ses lacs, montagnes et forêts magnifiquement mise en valeur par le travail du chef opérateur, évoque le western, appuyé par la représentation du village enclavé au fond de la vallée.
Léa Mysius installe son histoire avec beaucoup d’aisance. On fait la connaissance de Vicky, une petite fille étrange et solitaire, rejetée par ses petites camarades qui la traite de « brosse à chiotte », allusion raciste aux cheveux crépus de la jeune fille métisse. Vicky n’est ni Carrie ni Charlie, mais comme dans les romans de Stephen King, elle possède un don. Elle peut sentir et reproduire les odeurs qu’elle collectionne dans des bocaux étiquetés. Elle a aussi extrait l’odeur de sa mère, pour qui elle voue un amour exclusif. Julia, la sœur de son père, revient après des années, dans cette petite bourgade pavillonnaire, laissant planer un malaise. Son irruption soudaine bouleverse la petite famille et dérange les habitants. Inutile de chercher trop loin pour comprendre que Julia est à l’origine du désordre mental qui agite les personnages.
Les éléments naturels – le feu, l’eau, la terre et l’air – sont inscrits dans une narration hybride où se mêlent réalisme magique, chronique sociale et étude psychologique. L’articulation manque parfois de fluidité dans une deuxième partie plus convenue où le drame familial prend le dessus, étouffe l’atmosphère onirique en s’appuyant sur les rapports entre les protagonistes et la résolution progressive de l’intrigue. Le film gagne alors en clarté, en efficacité, ce qu’il perd en poésie et mystère par rapport à une première heure éblouissante.
Cinéaste des sens, Léa Mysius après la vue, ou la perte de la vue de son premier long métrage, explore l’odorat avec une infinie subtilité lui permettant de développer un imaginaire crédible. Elle nous transporte littéralement dans un espace-temps à rebours par l’intermédiaire de Vicky, qui va découvrir les secrets du village, ceux de sa famille et de sa propre existence. Si une inquiétude sourde plane sur le film, ce n’est jamais pour instaurer un malaise, explorer la noirceur des personnages. Les cinq diables est au contraire une œuvre lumineuse et réparatrice qui tente d’amener les âmes meurtries vers une possible réconciliation envers eux-mêmes et leur entourage. L’existence de Vicky a bouleversé l’ordre des choses, un ordre qu’elle essaie – même inconsciemment – de réparer à sa manière, de façon instinctive. Elle est à l’origine d’un quiproquo temporel qui a fait du mal. Elle porte en elle une malédiction familiale difficile à assumer.
La mise en scène brillante est en osmose avec cette étrange histoire teintée de chamanisme, voire de références au vaudou. La précision des cadres, l’utilisation pertinente du scope (le métrage est tourné en 35 mm), les lents travellings envoûtants portent le film vers une sophistication à contre-courant du jeune cinéma d’auteur français. L’ombre des sorcières plane sur le film à travers le pouvoir de Vicky. Son isolement allié au rejet des autres enfants ramène le film du côté des mythes ancestraux. Les couleurs chaudes de la chambre de Vicky évoquent l’antre mystérieux de magiciennes défiant les règles de la nature, permettant à Léa Mysius d’affirmer discrètement son féminisme. L’emploi judicieux de la musique, alliant compositions tribales, pas loin d’une transe organique, de Florencia Di Concillo et les morceaux pop, apporte une plus-value au climat instable entre pesanteur et légèreté.
Sur un sujet proche de Last night in Soho, dans les deux cas il s’agit de résoudre une énigme issue du passé, Les cinq diables prend des allures de conte moderne doublé d’un regard lucide et sensible sur nos contemporains, cette foule sentimentale qui a tant besoin d’amour dans une société gangrénée par le rejet et la frustration.
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