(Attention spoiler)
Tout en réussissant à s’affirmer comme le film le plus drôle et le plus sobre de son auteur, Microbe et Gasoil oppose un magnifique démenti aux teen movies appartenant à « ce pan stratégique du cinéma qui (…) assure la conformation sociale la plus ajustée »[1]. Pensons en particulier à cette tradition de films de E.T. (Steven Spielberg, 1982) à Jurassic World (Colin Trevorrow, 2015) en passant bien sûr par Super 8 (J.J. Abrams, 2011) et aux cycles Transformers et Hunger Games, qui montrent notamment des adolescents en devenir conforme à l’intégration aux normes et aux besoins de la société technicienne et industrielle. Le film de Gondry est animé de cet esprit joyeusement contestataire qui irrigue par exemple l’œuvre d’un Joe Dante (Gremlins, Explorers, Small Soldiers), nous offrant sous couvert d’un divertissement juvénile, la critique cinglante de mécanismes aliénants. Microbe et Gasoil fait encore mieux en proposant, par ailleurs, des solutions pour s’en libérer.
Microbe et Gasoil emprunte aux archétypes du genre : duo de personnalités en symétrie inverse (Daniel, alias Microbe, est timide, artiste incompris, tandis que Théo, alias Gasoil, est extraverti et véritable nerd de la technique), lieux emblématiques (collège, couloir de l’école, maisons familiales, chambres d’ado, terrain de football…), l’amour de Microbe pour Laura semé d’obstacles et d’occasions manquées, les autres comme adversaires (parents, camarades de classe), la construction Do-It-Yourself de véhicules, l’aventure initiatique sous forme de road-movie, etc. Simultanément, tous ces ingrédients servent de fondement à un véritable réquisitoire contre ce qui relève d’une société de dressage collectif et d’exclusion de certains individus. Par le prisme du comique, de l’incongru et du loufoque, Gondry établit consciencieusement un beau réquisitoire contre l’oppression normative en cinq refus du conformisme :
- Mise en cause de la famille : l’emprise des parents est à fuir, qu’elle consiste en mauvais traitements psychologiques et sévérité outrée contre Gasoil, en possessivité de la mère dépressive de Microbe, en amertume de ces parents qu’ils rencontrent dans une propriété au cours de leur périple et qui s’avèrent aussi cocasses qu’inquiétants ; la famille est également identifiée comme le lieu de la reproduction sociale et du contrôle du respect des normes dont l’école se fait la chambre d’écho : ainsi cette pique de Gasoil aux garçons qui les moquent dans la cour : « Vous n’êtes que les reproductions asexuées de vos parents. Des clones, quoi… ».
- Refus des normes sociales : les deux récusent avec véhémence les préjugés, la superficialité des jugements, la catégorisation simpliste des individus, en particulier en matière de critères d’un genre (Microbe est pris pour une fille parce qu’il a les cheveux longs). Les surnoms dont on les stigmatise à l’école sont révélateurs non de leur différence, mais de ce qui sous-tend cette différence. Ainsi dans cette très belle séquence où ils font connaissance dans la cour, leur appartenance mutuelle se signale immédiatement par leurs mains couvertes, pour l’un de cambouis, pour l’autre de peinture ; il s’agit-là d’une équivalence : ils ont appris à créer de leurs propres mains, faculté bien sûr méprisée parce que très enviée en ces temps où consumérisme et industrie culturelle en réseau ont épuisé le sentiment d’utilité et le besoin de création de chacun.
- Refus des produits de l’industrie culturelle et des modes qui ciblent leur tranche d’âge : telle la scène hilarante où Microbe et Gasoil décident de quitter la maison qui les a recueillis parce que s’y trouve un portrait de Shakira ; mais c’est aussi Gasoil mettant Microbe en garde contre les comportements et langages stéréotypés (le verlan et le high-five jugés vulgaires).
- Contester un ordre technologique : celui du numérique et de l’histoire prescrite des démantèlements et des remplacements techniques qui l’impose depuis 25 ans. Ainsi, les deux héros sont-ils réfractaires aux dernières hautes technologies et favorisent-ils le low-tech. Ils sont technophiles ainsi que l’atteste Gasoil dans sa réaction émue et réjouie en découvrant le vieux moteur de tondeuse qui leur servira pour leur véhicule : « N’est-ce pas une merveille technologique ? ». Ils puisent dans les anciennes technologies mécaniques les outils, matériaux et pièces dont ils ont besoin pour créer très précisément la voiture qui n’existe pas et qu’ils auraient malgré tout le droit de conduire sur la route (pour y parvenir, ils pratiquent le recyclage, le troc et le détournement) ; devant l’échec de l’homologation, ils emploieront principalement le bois pour leur maison roulante. De même, le support papier leur est essentiel : Microbe en fait son support de prédilection pour les croquis et peintures ; il n’a pas d’ordinateur, ni d’email, aussi Laura lui remet-elle une lettre ; pour leur voyage, ils s’orienteront à l’aide de cartes routières. « Microbe » et « gasoil » renvoient également à l’idée du sale : maladie pour le premier, pollution pour l’autre, explicitant l’angoisse contemporaine pour tout ce qui n’est pas proprement lisse et aseptisé, tel le design de cet iPhone qui se retrouve justement enterré par accident sous des monceaux de bactéries pour le plus grand plaisir du spectateur…
- Dénoncer une politique ouvertement répressive : c’est le camp de Tsiganes qu’ils rencontrent vers la fin de leur périple, dévasté, incendié, rayé de la carte par les policiers ; acte que Microbe assimile à l’extermination que les Tsiganes ont déjà subis pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi leur propre maison roulante rangée à proximité du camp qu’ils découvrent ensuite incendiée parce qu’elle a été confondue avec une caravane. Si ces deux événements sont soigneusement disjoints par le montage et par la manière dont les personnages eux-mêmes en parlent, il n’en reste pas moins que la destruction de cette création manuelle originale explicite l’oppression et la violence symbolique qu’ils subissent depuis le début du film.
Ainsi, Microbe et Gasoil retrace-t-il un parcours de deux personnalités qui se déterminent par leurs choix et leurs actes, et se dotent des conditions d’un vrai épanouissement. Aussi l’émancipation qui est exaltée par le film n’est pas celle du passage à la vie adulte, mais celle qui plus largement permet de reprendre possession de son existence, de penser par soi-même, de se forger une conscience politique libre et de s’aventurer dans la vie. Le spectateur fait irrémédiablement l’expérience d’une intense jubilation. Bien sûr, Gondry ne laisse qu’entrevoir une libération collective. Il termine son film sur une note plus nuancée : le duo est séparé ; Gasoil subit de plein fouet la rage froide du père qui le délocalise à Grenoble et le mobilise auprès de son militaire de frère ; Microbe est renvoyé du Lycée pour avoir défendu l’honneur de Gasoil contre celui qui n’a jamais cessé de mépriser son ami. Soumis à la répression familiale ou institutionnelle, pour les deux jeunes gens, tout reste à faire… Mais le film se clôt sur les sublimes gros plans du visage de Laura regardant s’éloigner Microbe en égrenant les secondes dans l’espoir qu’il se retourne : elle resplendit d’un amour naissant, simple et fort, qui n’hésite pas à se proclamer « à l’infini ». Si tout reste à accomplir, cela ne sera pas seul.
[1] Nicole Brenez, « L’Objection visuelle » in Nicole Brenez & Bidhan Jacobs (dir.), Le Cinéma critique. De l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p.13
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