Quelques instants après le tableau noir du générique, le silence se dissout dans une série d’accords de musique organiste, lents et psychédéliques : le cadre s’ouvre sur un écran de téléphone, où l’on voit deux jeunes femmes s’enfuir, hilares, après avoir dessiné un pénis sur le visage d’un homme endormi. La musique se greffe alors sur un tempo plus véloce et plus grave, accompagnée par une mélodie aigüe et nostalgique, bande originale composée par l’artiste  de musique électronique Maya Postepski. Suivant d’abord la course des jeunes femmes dévalant les rues de Berlin caniculaire, la caméra tremblante et sursautante s’arrête tour à tour sur un morceau de ciel aveuglant, un bleu de piscine brillant, un étalage de fruits reluisants, une peau qui pèle, le vertige des cimes d’immeubles qui se découpent à l’horizon, comme pour poétiser la chaleur ardente de cet été brûlant. Une voix off féminine explique : « On est comme des poissons dans un aquarium. On nage toujours en rond, d’un coté du Kotti à l’autre et vice versa. Jusque’à ce qu’on saute hors du bassin ». La course s’arrête sur le visage de Nora, en gros plan, le regard tourné vers le bas : elle est en train de regarder la vidéo que nous venons de voir. Nous voilà  alors passés de l’autre côté de l’écran, dans l’existence de cette jeune protagoniste de 14 ans, sur le point de vivre le dernier été de son innocence. Après deux premiers longs métrages en 2016, (Looping et Fucking Berlin), la réalisatrice allemande Leonie Krippendorff revient ici avec un récit d’apprentissage à la fois cru et sensible, portée par des actrices dont le jeu retranscrit à merveille ce savant mélange adolescent entre désinvolture, insolence et angoisse du flou identitaire. Kokon suit Nora, jeune adolescente qui vit avec sa grande sœur, Jule, et la suit dans ses sorties et fêtes entre amis. Pudique et réservée, Nora semble ébahie par ce pan de vie foisonnant de nouvelles expérience qui s’ouvre à elle. Jusqu’à ce qu’elle fasse la rencontre de Romy, qui lui fait découvrir ses premiers sentiments amoureux.

Trois adolescentes assises sur un muret. Des immeubles se dressent derrière. L'une des jeunes femmes fume, une autre regarde ses mains, la dernière nourrit une poupée.

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Avec un travail particulièrement méticuleux sur les couleurs et le grain de l’image, qui ressort avec cette impression si évocatrice de nostalgie estivale, et sur le montage parfois abrupt et ébranlé, Leonie Krippendorff réalise avec Kokon une chronique brute du passage à l’âge adulte et de la rupture de l’innocence enfantine, à mi-chemin entre la poésie des sentiments et le reportage cru d’attitudes adolescentes. La cinéaste précise d’ailleurs que « la génération de Nora essaie de combler [les questionnements identitaires propres à l’adolescence] à l’aide d’Internet » et que « cela crée un fossé invisible entre les jeunes et les adultes, qui ne peuvent plus être considérés comme des figures d’identification dans la vie quotidienne ». Et de fait, rares se font les adultes dans Kokon, et plus encore, les parents y sont presque totalement absents. Le film se déploie alors comme un huis-clos adolescent, permettant de mieux cerner l’intensité des enjeux identitaires, sociétaux et relationnels inhérents à l’entrée à l’âge adulte. Dans cet été de tous les possibles, Leonie Krippendorff manie la métaphore de la chenille et du papillon en devenir comme un motif qui vient ponctuer le récit sans jamais rendre l’allusion pénible. Nora élève toute une colonie de chenilles dans des bocaux en verre, qui seront finalement brisés par sa sœur un soir. Le film parvient à trouver le ton juste entre le traitement métaphorique et poétique de son sujet —on est frappé par cette scène où Nora fait un exposé en classe en récitant un poème sur un papillon : « Quand le papillon vole, pense-t-il, dès que la lumière le touche, au déclin ? Ou se sent-il un nouveau courage, l’amour par la lumière et se précipite dans l’ardeur ? Quand le papillon brule, est-il tout proche de son rêve ou a t-il peur ? Maudit-il sa passion et élève-t-il ses ailes contre la lumière, à bout de force ? Quand le papillon meurt, sent-il l’arrêt de son coeur et sait-il que cette lumière de l’infini le récompense ? Que par cette lumière, toute sa vie a un sens ? »— ; et la représentation franche et sans détours métaphoriques, comme lorsque Nora a ses premières règles. Cet équilibre dans la tonalité fait du film de Leonie Krippendorff une chronique sincère et émouvante, tout en posant subtilement des interrogations liées au fait de grandir, et de se positionner par rapport au monde et aux autres.

Deux jeunes femmes, de dos, marchent dans un champ de blé

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Kokon se pose donc comme un conte d’apprentissage contemporain, en brossant un portrait à la fois délicat et dense d’une protagoniste en décalage, qui peine à trouve sa place dans ce monde du règne de l’apparence, à l’ère des réseaux sociaux. Dès le début du film, on est saisi par la violence liée à l’apparence corporelle : Jule, la grande sœur de Nora, et son amie, manifestent un dégoût de leur corps en regard de la normativité de la beauté imposée par la société de la culture du régime. La subtilité de la réalisatrice est sans doute de montrer ce mal-être par le biais d’une expressivité vulgaire de la part de ses personnages : dans la première séquences, les deux jeunes femmes s’assassinent à coups de blagues grossophobes, qui provoquent le malaise chez Nora. La réalisatrice souligne d’ailleurs que « le corps changeant de Nora est inévitablement comparé à la perfection artificielle que les réseaux sociaux véhiculent sur le fait d’être une femme […] Mais Nora ne ressent pas le besoin de se conformer à cette image de la femme. Ce n’est que lorsque Romy entre dans sa vie [qu’elle] trouve le chemin de sa propre féminité — et de son amour ». Le film propose finalement tout un cheminement identitaire, où la protagoniste, qui avoue aimer les filles, se heurte à la fois, de la part d’une adulte, à un « Tu as 14 ans, Nora, à ton âge, tu as beaucoup de sentiments différents », mais aussi à un « C’est cool » de la part d’un camarade de sa sœur. La réalisatrice manifeste d’une représentation aussi crue que tendre de cette jeunesse berlinoise, magnifiée par cette scène d’exposés en classe où Romy, la jeune femme dont Nora tombe amoureuse, se tient devant un écran sur lequel sont projetées des explosions, accompagné par la chanson, retentissante et triomphale, de Space Oddity interprétée par David Bowie : une belle manière de suggérer la tempête interne et la perte de repères de ces adultes en devenir. Le visage de Nora revêt une intensité et d’un mystère silencieux qui contrastent nettement avec les attitudes délurées de sa grande sœur et de ses camarades : finalement, on la suit sans en apprenant petit à petit à connaître son monde intérieur, jusqu’à l’apogée de cette scène où elle décrit à Romy, bouleversée, l’étrange créature lumineuse dans le fond de la piscine, qui savérait être un sac plastique. Elle lui demande, les larmes aux yeux, si elle pense que toutes les choses sont comme ça, décevantes, pourries de lintérieur —«  un jour c’est là, et puis un autre, ça a disparu ». Kokon parvient, de fait, à déployer tout un cheminement par lequel on se rapproche, petit à petit, de la sensibilité de Nora.

Deux jeunes femmes (Romy et Nora) se regardent en souriant

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Leonie Krippendorff dessine le paysage d’un été à la fois si chaud et si mélancolique, où le soleil tape, ce sont les vacances, l’été est aride, fougueux et transperçant. Mais cette lumière exaltante n’est pas sans empreinte de mélancolie et de nostalgie, une sorte de vague à l’âme qui signe la fin de quelque chose —la fin de l’enfance, de l’innocence, de l’ingénuité. Kokon respire la tendresse, la spontanéité et un spleen qui ne manquent pas d’émouvoir.

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A propos de Eléonore VIGIER

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