Leornardo Barbuy La Torre – « Diógenes ».

Format carré, noir et blanc sculptural, trame sonore tissée des bruits de la nature ou de ceux des tâches quotidiennes, que de rares dialogues viennent trouer ; lenteur, récurrence de motifs visuels et sonores minuscules : il serait bien tentant de qualifier Diógenes de film contemplatif. Mais le premier long métrage du Péruvien Leonardo Barbuy La Torre frappe par son refus de la transcendance. Il fait vivre ses personnages dans un monde étréci, quand bien même, au-dehors de la minuscule cabane de tôle qui leur sert d’habitat, se distingue la majestueuse chaîne des Andes.  

Diógenes (magnifique Jorge Pamanchari), c’est le père. Comme l’illustre personnage dont il a hérité le nom, Il vit à l’écart de tout. Avec lui, ses deux enfants, Sabina et Santiago (interprétés par Gisela et Cleiner Yupa, Indiens quechuas frère et soeur dans la vie et acteurs non professionnels) et quelques chiens. Lui seul franchit parfois les limites de ce territoire pour aller troquer ses « tablas de Sarhua » contre des produits de première nécessité. Ses excursions sont baignées d’une atmosphère de peur diffuse. Une scène le montre dans un lieu indéfini -un bar, peut-être- hiératique au milieu des rumeurs de voix dont on ne distingue pas l’origine, et soudain jeté à terre par des coups de feu surgis d’on ne sait où. À sa fille qui le supplie de l’emmener avec lui au village, il répond qu’elle n’est pas prête pour affronter les « loups » du monde extérieur. Il le lui apprendra, le temps venu. Mais le temps ne vient pas : Diógenes meurt. Qu’adviendra-t-il des enfants, prisonniers de la cabane dans les bois, forcés d’affronter le loup? Le récit se muera-t-il en cauchemar ? En fable émancipatrice ? 

©️Dublin Films

Tant s’en faut. 

Il est vrai que la manque de nourriture pousse finalement Sabina à s’aventurer au village. Elle s’en va par la forêt, sa petite coiffe inca faisant office de chaperon. Bientôt, elle découvre un monde formé de « maisons collées les unes contre les autres », dans lequel on ne parle pas sa langue, le Quechua. Sa rencontre avec une épicière ramène à elle des bribes de l’histoire familiale: sa mère s’appelait Maria (« je n’ai jamais eu de mère » avait-elle pourtant d’abord déclaré) ; son père était maudit. Une scène de sa petite enfance semble lui revenir à la mémoire. Encore faut-il souligner que la coupe très sèche et l’absence totale d’indices font naître une hésitation sur le régime de ces images: souvenirs ? Scène vue ? Fantasme ? Suite à ce qui pourrait être une révélation propre à ouvrir son horizon, Sabina retourne auprès de son frère et s’allonge près de lui pour lui dire : « Toi et moi on va rester ici. Et quand tu seras grand tu iras voir le village ». Les enfants se blottissent l’un contre l’autre. Le plan se resserre. Fin. 

 

©️Dublin Films

Le récit ménage donc bien peu d’échappées. L’environnement naturel, social et politique ne se découvre que de façon oblique: seules les planches dessinées par Diógenes, sur lesquelles on s’attarde un long moment après sa mort, donnent une profondeur temporelle, représentant un arrière-plan historique violent. La bande-son privilégie les bruits de l’eau qui coule, du feu qui crépite, de la terre que l’on foule. Les récits racontés au petit Santiago par son père puis sa grande soeur ouvrent sur une cosmologie plus vaste, mais reléguée à une lointaine et trop abstraite mythologie. La Torre, qui envisagea d’abord une carrière de compositeur, utilise la musique avec une grande parcimonie: le chant funéraire des femmes apparaît sporadiquement, tandis qu’un clavecin, instrument européen contemporain de la Conquête espagnole, égrène de ci de là quelques notes. Les corps sont rarement vus dans leur intégralité. Souvent ils sont couchés, comme pour mieux signifier l’entrave. Toujours quelque chose semble échapper au cadre mais le hors-champ reste souvent trop énigmatique. 

On ne sera pas étonné que parmi les influences citées par La Torre trônent en majesté Victor Erice et Béla Tarr. Il partage avec le premier le goût de l’enfance et la question de la mémoire -celle d’un être, celle d’un pays-. Comme le second, il s’attache à des populations déshéritées dont il enregistre méticuleusement les actions quotidiennes. Ainsi, un gros plan sur des pommes de terre évoque la superbe fin du Cheval de Turin. Mais chez le maître hongrois, un clair obscur donnait à l’humble patate une allure de splendeur messianique en temps de privations. Chez La Torre, rien de tel. L’âpreté n’est ni promesse ni désespoir. Elle est l’horizon indépassable des personnages. Avec eux, le spectateur se sent vaguement coincé dans une splendeur formelle qui tend à asphyxier le récit et à éloigner de destins dont on aurait aimé mieux appréhender la profondeur. Il n’en reste pas moins que la beauté de la photographie (œuvre conjointe de Mateo Guzman et de Musuknolte, dont les clichés en noir et blanc ont été à l’origine du projet de La Torre) et le magnifique mutisme buté de Gisela Yupa (qui reçut un prix d’interprétation au Festival de Bello Horizonte, au Brésil) saisissent.


©️Dublin Films

 

Diógenes, 1h20, noir et blanc

Sortie le 13 mars 2024.   

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A propos de Noëlle Gires

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