Les Trois jours du Condor, réalisé par Sydney Pollack en 1975 est ressorti cette semaine sur les écrans en version restaurée 4K. L’occasion de voir ou de revoir un très grand film des années 70 avec deux grandes vedettes de l’époque, Robert Redford et Faye Dunaway.
Joe Turner (Robert Redford) travaille pour la CIA. Nom de code au sein de l’agence : « Condor ». Il n’a rien de l’espion classique qu’on imagine, en général, froid, entrainé au combat et à la dissimulation ; il arbore au contraire une dégaine d’étudiant attardé, apparaissant au générique coiffé d’un bonnet ridicule et conduisant un solex dans les rues de Manhattan. Il faut dire que le département 9, secteur 17 pour lequel il travaille comme analyste, est un peu particulier : au sein de cette unité de huit employés basée à New-York, on n’est pas payé pour commander, faire chanter ou tuer… mais pour lire ; lire tout ce qui est publié dans le monde, bandes dessinées, revues, romans puis rentrer les intrigues dans un ordinateur afin qu’il analyse si les histoires racontées ne ressemblent pas trop à des plans imaginés par la CIA (fuites possibles) ou s’il n’y aurait pas de bonnes intrigues pour l’agence, nées de l’imagination débridée de quelques romanciers.
Le premier quart d’heure du film est particulièrement efficace jouant habilement avec un montage alterné sur l’opposition entre, d’une part, Turner et l’ambiance studieuse et décontractée qui règne dans les bureaux de l’unité et, d’autre part, le repérage et l’arrivée d’un commando de tueurs froids qui se présente à la porte du service. Puis c’est le carnage. Seul Turner, parti chercher le déjeuner pour le reste de l’équipe, échappe à cette exécution en règle. Lorsqu’il découvre quelques minutes plus tard tous ces collègues assassinées, entre stupéfaction et terreur, il comprend vite qu’il est en sursis et qu’il n’a d’autre choix que de disparaître.
Les Trois jours du Condor appartient à une série de quelques grands thrillers paranoïaques sur fond de complot politique et de manœuvres tordues d’agences de renseignement, tournés dans les années 70, comme Parallax View d’Allan Jay Pakula –A Cause d’un assassinat pour le titre français- et Conversations Secrètes de Francis Ford Coppola, deux films sortis en 1974. Des films qui traduisent à l’époque l’ambiance générale de défiance des citoyens envers l’Etat. Depuis le début des années 60 (assassinats politiques non résolus de JFK en 1963, de Bob Kennedy en 68, guerre du Vietnam, scandale du Watergate) le grand public américain prend progressivement conscience du cynisme du pouvoir ; il découvre l’opacité des motivations de ses dirigeants et l’existence de forces secrètes qui se disputent en coulisses le contrôle de l’Etat et de ses intérêts financiers.
Dans tous ces films, le héros se retrouve face à une menace invisible qui le dépasse, un ennemi puissant dont il ignore presque tout, et qui peut surgir à n’importe quel coin de rue, au détour de n’importe quel plan. A peine sorti des lieux du massacre, Joe Turner est saisi d’une angoisse paranoïaque, croyant débusquer un tueur potentiel sous les traits du moindre passant croisé.
Même traqué, Turner conserve ses réflexes d’homme intelligent et cultivé. D’ailleurs, il parvient pendant un temps du moins à échapper aux tueurs à ses trousses parce qu’il a lu d’innombrables romans d’espionnage. C’est sans doute dans un livre qu’il pioche sa meilleure idée pour disparaître des radars : choisir au hasard une femme dans la foule d’un grand magasin et se réfugier chez elle. Ce sera Kathy Hale -jouée par la sublime Faye Dunaway- une photographe solitaire qui a du mal à s’ouvrir au monde. Entre le sex-symbol et l’une des plus belles actrices des années 70, la romance est inévitable, notamment pour satisfaire aux exigences d’un film grand public. Quand bien même ; cette concession commerciale est plaisante (qui n’aurait pas rêvé d’une nuit avec Faye Dunaway ou Robert Redford ?), et elle restaure un îlot de confiance dans un monde devenue entièrement gouverné par la peur et l’argent, résolument hostile.
Interrogé au début du film par son chef pour savoir s’il est heureux dans son travail, Joe Turner en évoque les « évidentes limites » avant d’exprimer qu’il est mal à l’aise avec le goût du secret et la méfiance qu’implique son métier : « ça m’agace de devoir taire ce que je fais. J’ai des amis à qui je fais confiance. Ça me pose problème. » Soit on considère qu’il s’est trompé de métier soit, au contraire, on pense que justement chaque agent des services de renseignement doit garder, comme citoyen, cette tension entre un idéal de transparence démocratique et une pratique du secret comme mal nécessaire pour défendre les intérêts du pays. Sydney Pollack, cinéaste progressiste et patriote défend la deuxième option. Comme pour souligner la tension qui habite Condor, on apprend par la suite qu’il a travaillé dans les télécommunications et a été formé à la transmission et à la circulation des informations. La révélation de son histoire au New-York Times peut être un moyen de rester en vie mais c’est aussi l’affirmation d’une foi indéfectible dans le premier amendement de la constitution américaine qui défend la liberté de la presse et d’informer contre les excès possibles du pouvoir politique. De ce point de vue, le personnage joué par Robert Redford dans Les Trois Jours du Condor préfigure celui qu’il incarnera un an plus tard dans les Hommes du Président d’Allan Pakula, celui de Bob Woodward, l’un des deux journalistes à l’origine des révélations du Watergate. A travers son héros résolument positif, Pollack affirme sa confiance profonde dans les valeurs d’émancipation de l’Amérique.
Pourquoi finalement tout le service de Condor a-t-il été anéanti ? Parce que l’un des livres repérés par Turner, polar sans succès édité en arabe pouvait livrer l’un des plans les plus tordus de la CIA. En attirant l’attention sur ce livre, Condor risquait de déjouer avant l’heure l’un des programmes les plus top-secret de l’agence. A la fin du film, on n’est pas sûr d’avoir vraiment tout compris aux enjeux de ce complot qui a fini par coûter la vie à pas mal de monde. Tout juste devine-t-on qu’à force d’échafauder des plans pour étendre leur influence sur le monde, certains agents jouent les démiurges, et piégés par l’immense pouvoir dont ils disposent, s’enferment dans la mégalomanie. Les Trois jours du condor est un film à charge contre les services secrets –aujourd’hui on dirait l’Etat profond – et ses dérives. En refusant de condamner l’ensemble de la CIA et en insistant sur le rôle salutaire de la presse (le 4ème pouvoir), le cinéaste veut délivrer un message optimiste. Mais la paranoïa qu’il a installée chez son héros et chez le spectateur demeure. Comme si l’on savait au fond de nous, que le mal est fait. Et que, par définition, le paranoïaque finit toujours par avoir raison.
Guillaume Goujet
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